Entretien avec Zoé Wittock autour du film Jumbo

 

J’ai eu la chance de découvrir Jumbo en février et de pouvoir rencontrer sa réalisatrice et son actrice principale (entretien à suivre prochainement) juste avant le confinement.

  • Quelles ont été vos inspirations pour ce film ?

« Une femme qui avait épousé la Tour Eiffel »

Z.W. : « J’ai lu un article de journal, qui racontait l’histoire d’une femme qui était tombée amoureuse et avait épousé la Tour Eiffel. Au début ça m’a fait sourire, ça aurait pu rester un fait divers comme un autre, mais l’acte d’être allée jusqu’au mariage, d’avoir rendu publique cette relation et de s’affirmer à un tel point m’a surprise. J’ai voulu rencontrer cette femme, et j’ai réussi à la contacter. Je suis tombée sur quelqu’un de normal, avec un discours très sensé, les pieds sur terre, consciente que c’était étrange. Mais elle travaillait et payait ses impôts comme tout le monde, elle ne faisait pas de vague et ne dérangeait personne. Elle dit qu’elle est née comme ça. Il y avait une vraie logique dans son discours, c’était à l’opposé de mes attentes – un peu comme tout le monde, j’aurais imaginé une sorte de bête curieuse, quelqu’un d’un peu fou, en marge en tout cas. Cette capacité à s’assumer, cette facilité à en parler, m’ont surprise. Bien sûr c’est quelqu’un qui a une sensibilité particulière, mais on ne la remarque pas quand elle marche dans la rue. À partir de là ça m’est resté en tête, et je me suis dit qu’il y avait vraiment une histoire à faire sur quelqu’un comme ça. Puis on a réinventé notre histoire, remplacé la Tour Eiffel par une attraction pour évoquer l’enfance, les sensations fortes (l’euphorie, la peur, le stress, etc.), un univers qui me parlait. »

  • Rien que le mot « attraction »…

Z.W. : « C’est vrai, je n’avais même pas pensé à ça ! Mais c’est ça, exactement. »

  • Comment avez-vous choisi le manège et son nom ?

« Un casting international pour le manège »

Z.W. : « Le manège, ça a été un casting international ! On en avait trouvé un aux États-Unis, mais c’était trop compliqué de le faire venir. Avec du bouche-à-oreille dans le milieu forain, on a fini par trouver en France. On voulait une machine à la fois grandiose, imposante, mais qui reste à une échelle humaine. Jumbo, dont le vrai nom est Move It 24, c’était le parfait entre-deux. On l’a trouvé en France, on l’a fait venir en Belgique, on l’a installé dans le parc et on a commencé à le retravailler. C’est une machine automatique qu’on a dû transformer en machine manuelle. On a changé les circuits électriques, les ampoules, rajouté un cœur lumineux, customisé l’extérieur.

On lui a cherché un nom sympathique, accueillant. J’ai grandi en Afrique, et dans certaines régions, pour dire « bienvenue » on dit « jambo bwana », et ça a donné Jumbo. J’aimais bien la proximité avec Dumbo, c’est un dessin animé que j’adorais dans mon enfance. »

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©Williamk
  • Et comment avez-vous créé sa façon de communiquer avec sons et lumières ?

Z.W. : « Ça s’est fait petit à petit. Une fois que j’ai eu choisi l’attraction, ça a été un travail d’observation de la machine, de ses matières : la fumée, le métal, l’huile, la graisse, l’électricité, les lumières… Je me suis demandé comment les utiliser à bon escient pour créer des émotions et lui faire dire « j’ai peur », « j’ai froid », « je suis triste », « je suis heureux »… Le plus évident c’était la lumière, parce que ce qu’on voit en premier d’une attraction la nuit ce sont les stroboscopes. Et puis le son. Au scénario, j’avais écrit du son, mais entre le scénario et la réalité du film il y a toujours un grand écart. Ça a été une exploration couche par couche pour trouver plus de choses et équilibrer. »

  • Le film évoque la difficulté à construire sa vie en dehors des normes sociales. Vous aviez envie de transmettre un message à ce sujet ?

« Le film est très bienveillant »

Z.W. : « Pas un message au sens où je ne voulais pas faire la morale aux gens. Mais communiquer une émotion, que j’ai vécue. J’étais fille de diplomates donc j’ai beaucoup vécu à l’étranger, je suis toujours arrivée un peu comme un cheveu dans la soupe, catapultée de l’Afrique à l’Australie, il faut bien s’adapter. J’ai toujours eu le sens de l’observation des autres pour essayer de comprendre les différences. Cet exercice-là, c’est aussi quelque chose que j’avais envie de mettre dans mon film. En prenant un sujet aussi extrême, incompréhensible voire inacceptable pour certaines personnes, j’avais cette volonté de poser la question. C’est dommage de dire que c’est inacceptable sans même s’être interrogé. Par sa poésie et sa douceur, le film est très bienveillant. Il parle de la tolérance, de la curiosité de l’autre, de la compréhension. »

  • Vous aviez des références et des inspirations cinématographiques ?

« Les gens cherchent à quoi ça leur fait penser »

Z.W. : « Mes plus grandes références viennent du cinéma américain : comme j’ai grandi en Afrique, seuls les blockbusters américains passaient. Après à l’école de cinéma on découvre le cinéma d’auteur, le cinéma français, scandinave, etc. Au début de l’écriture, je n’avais pas de référence particulière, autre que l’histoire et le personnage. Petit à petit le fantastique s’est imposé pour la communication, par l’observation de la machine. Tout s’est installé de manière très organique. Après, d’autres films qui viennent traiter les mêmes thématiques, utiliser les mêmes outils, sont apparus. Mais ce n’est pas quelque chose qui m’a guidée dans le processus de création, plutôt dans l’accompagnement du film avec l’équipe. Et là on pense aux films du début des années Spielberg, Rencontre du troisième type, E.T., ou plus récemment Stranger Things. J’avais envie d’une époque qui fasse un peu années 90.
Mais c’est marrant, les gens trouvent plein de références dans le film, comme Christine. Comme c’est poétique et métaphorique, les gens cherchent à quoi ça leur fait penser. C’est comme ça que le public s’empare d’un film. Je suis contente si le public y voit des références, c’est que j’ai fait, consciemment ou non, un bel hommage à ces auteurs. »

  • Effectivement le film m’en a évoqué d’autres comme Her

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Z.W. : « Quand Her est sorti, j’avais déjà écrit le film, parce que j’ai commencé à l’écrire il y a huit ans ! Je suis allée le voir en me disant « c’est intéressant, comment il a réussi à créer cette relation », après il y a plus d’anthropomorphisme parce qu’il y a une voix, une intelligence artificielle. »

  • J’ai pensé à Grave aussi, qui pour moi est un film sur « comment être soi-même sans faire du mal aux autres quand on est différent », alors que Jumbo est un film sur « comment accepter quelqu’un de différent qui ne fait pas de mal aux autres ».

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Z.W. : « Ça se répond effectivement. La similitude, c’est aussi que Grave a une liberté de ton, la réalisatrice se permet de prendre les codes du genre pour raconter ce qu’elle veut raconter, mais aussi ceux du film d’auteur, et d’aller de l’un à l’autre avec énormément de lâcher-prise. Puis c’est vrai, il y a ce cas où on a en nous quelque chose d’inné et d’étrange, qui peut déranger ou pas. Que fait-on de cette étrangeté ? Comment on l’assume et on arrive à la vivre au quotidien dans la société ? Et ce sont des coming of age. »

JUMBO Photo 5 © 2019 Insolence Productions – Les Films Fauves – Kwassa Films
©2019 Insolence Productions – Les Films Fauves – Kwassa Films
  • Dans l’esthétique on trouve aussi des points communs, du côté des lumières aux couleurs pop et dans le choix d’une bande-son forte.

Z.W. : « La musique de Jumbo a été faite par Thomas Roussel, un excellent compositeur, que j’avais rencontré dans un train en rentrant de Cannes. Il a été impliqué très tôt dans le film ; il a suivi l’évolution du scénario et celle du personnage, ce qui fait que la musique est si organique et colle si bien au film. Il avait cette sensibilité à la fois classique et grandiose, puis plus électro et moderne, on a joué avec ça. »

  • Et quelle est la magnifique chanson du générique ?

Z.W. : « C’est la voix de Sasha Bogdanoff, c’est une amie dont j’adore la voix. Elle a déjà fait des chansons mais c’est la première fois qu’elle chante pour un film. »

  • Vous aviez déjà exploré dans votre court-métrage À demi-mot la difficulté d’être dans une relation amoureuse et le rapport aux hommes. C’est une thématique qui vous tient à cœur ?
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©Insolence Productions

« Une question assez omniprésente »

Z.W. : « Oui, je pense, inconsciemment. Je n’ai pas mis ça consciemment dans mes films, mais je suis très pudique, j’ai beaucoup de difficulté avec le sentiment amoureux, c’est quelque chose avec lequel je me bats beaucoup. Aujourd’hui je suis mariée, j’ai enfin dépassé ça, mais à vingt ans, quand j’ai commencé à écrire ce film, c’était une question assez omniprésente. Comment on fait avec la timidité, le mal-être qu’on peut parfois ressentir avec soi-même ? Comment on peut vivre un amour avec quelqu’un d’autre quand on n’est pas capable de s’aimer soi-même ? C’est ce que Jeanne vit : en apprenant à s’aimer et en s’acceptant, elle peut vivre l’amour à la fois avec cette machine et aussi avec sa mère. »

Merci à Zoé Wittock pour m’avoir accordé ce moment dans des circonstances si particulières et à Julie pour l’organisation de cet entretien.

Jumbo, en ouverture du Champs-Élysées film festival online mardi 9 juin et en salles le 1e juillet.

4 commentaires sur “Entretien avec Zoé Wittock autour du film Jumbo

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  1. Interview très intéressante, je ne connaissais pas cette réalisatrice ça me donne envie d’aller découvrir ses films 🙂

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