Partie pour le Pays basque où elle rejoint son fiancé, Élisabeth est prise de l’impulsion subite de prendre un taxi inconnu à l’aéroport, en se faisant passer pour une certaine Emma Auster. Elle est conduite à une maison où vit Adèle avec ses deux enfants…
On retrouve désormais tous les deux ans la plume de l’actrice Isabelle Carré, devenue romancière à mesure qu’elle déploie des thématiques intimes tirées de sa propre vie dans des histoires de fiction. Habituée de par son métier premier à se glisser dans la peau des autres, elle interroge cette fois cette pratique à travers un personnage qui lui est à la fois proche et lointain. Cette Élisabeth peu caractérisée, ça pourrait être elle comme ça pourrait être n’importe qui, c’est surtout l’Avatar à travers lequel lecteurs et lectrices sont plongés dans l’expérience de pensée du jeu des si.
Comme les enfants qui disent « on dirait que je serais… », le jeu consiste à se prendre pour quelqu’un d’autre, à essayer sa vie comme on enfile une veste, et à l’adopter si on la trouve à sa taille. Élisabeth devenu Emma change de décor, quittant son bureau à Paris et son couple gangrené par l’impossibilité d’enfanter au profit d’un rôle de fille au pair dans une maison chaleureuse noyée dans la montagne des confins de la France. Quelques points communs relient les deux femmes, en particulier un goût pour la photographie, autre façon de mettre en scène sa vie. En devenant Emma, Élisabeth a-t-elle vraiment changé de peau ? Ou trouve-t-elle plus simplement une façon de se reconnecter à ses aspirations profondes ?
Roman sur les nouveaux départs, les secondes chances, le récit en première intention a quelque chose d’inquiet, de doux, de palpitant qui aurait pu n’être pas si loin de certaines intrigues des rayons développement personnel (Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, etc.).
Mais sa singularité, c’est que la voix de l’autrice se mêle à celle de la narratrice, et que derrière Élisabeth–Emma se cache encore Isabelle, qui elle-même s’interroge sur le lien qui l’unit à ses personnages, et qui en plein confinement occupe son esprit à envisager tous les possibles de son quotidien. Le Jeu des si est une éternelle mise en abîme, qui pourrait ne jamais s’arrêter jusqu’à entraîner les joueurs/euses dans la folie. Le spectre de la mère inadaptée, différente, continue de planer quelque part comme la menace d’une condition féminine vouée à dépasser la raison et le pragmatique. Cette condition de l’imaginaire, cette faculté à sans cesse échafauder d’autres possibles, d’autres vies comme autant d’hypothèses, est intimement chevillée au féminin. Face à son mari au téléphone, simplement en train de prodiguer quelques paroles de réconfort à une proche, le cerveau de l’autrice s’emballe, à lui seul capable de projeter mille et une conséquences à ces quelques mots entendus au vol.
De la Bretagne au Pays basque, de l’actrice habituée au masque à l’autrice à l’imagination fertile, de la photographe à son reflet dans le zinc de la Providence, un café qui porte bien son nom, le Jeu des si rebondit y compris dans l’esprit de celui ou celle qui le lit. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille, on pourrait changer de vie, on pourrait peut-être vivre mentalement plus fort que dans notre réalité concrète. C’est quelque part une ode à celles et ceux qui refuse de se contenter de ce qui est, qui veulent vivre plus, qui veulent rêver plus grand, non pas un livre dont vous êtes le héros, mais un jeu dont vous pourriez être l’héroïne. Une petite musique si séduisante qu’elle en viendrait presque à déranger, interrogeant en nous le cœur même du romanesque.
J’aimerais beaucoup la lire !