Fernand Iveton rencontre Hélène dans un café. En une danse, c’est le coup de foudre. Pourtant peu de choses les unissent : il est d’Alger, communiste et militant, elle est d’origine polonaise, déjà mère, et bien prévenue des dangers du communisme. Mais elle l’épouse et le suit en Algérie…
Ce film, Vincent Lacoste nous en parlait en 2020 lors du festival Premiers Plans. La crise sanitaire aura repoussé de près de deux ans sa sortie en salles. Entretemps, le roman éponyme de Joseph Andras, dont le film est librement adapté, a eu un peu le temps d’être oublié, alors que le refus du Goncourt des lycéens par son auteur avait fait un grand bruit. Dans le contexte actuel, entre la guerre et la proximité électorale, c’est peut-être le meilleur moment pour redécouvrir le destin de Fernand Iveton. Un jeune homme sans histoires, qui a grandi heureux à Alger, entre des parents aimants et son meilleur ami Henri, trouvant un emploi à la compagnie de gaz et d’électricité, aimant jouer au foot ou au basket avec un grand groupe de copains, peu importe que ceux-ci soient originaires de France ou d’Algérie, catholiques, musulmans ou sans religion, parlant arabe ou français. Il aurait pu comme son ami d’enfance rencontrer une algérienne et cela aurait peut-être paru plus logique avec son engagement. Mais l’amour n’est pas logique, et de passage à Paris, Fernand rencontre Hélène.
C’est cette histoire d’amour qui a séduit Katell Quillévéré et Hélier Cisterne, ensemble à la ville mais aussi au scénario de cette adaptation. En offrant les rôles à Vicky Krieps et Vincent Lacoste, le cinéaste rend prégnantes à l’écran aussi bien la force et la sincérité du sentiment qui unit le couple que leur opposition intellectuelle et politique. La scène de la rencontre, du café à la voiture, réussit brillamment en quelques minutes à faire naître l’étincelle jamais démentie qui nous attache aux personnages, mais aussi en une seule conversation à nous faire comprendre le positionnement des protagonistes et leurs raisons. Chacun(e) vit et pense avec son histoire, sa famille, son passé, ses aspirations. Pour Fernand, la liberté et le multiculturalisme sont des évidences. Pour Hélène, la liberté est parfois chèrement acquise, elle dont le père est retenu en Pologne et qui a dû quitter un homme pour vivre seule avec son fils. Incarnation d’une certaine modernité féminine, qui refuse qu’on lui dicte sa conduite, elle devient paradoxalement le premier soutien de son mari, quand bien même elle ne partagerait pas ses convictions. L’actrice luxembourgeoise est encore une fois parfaite dans ce rôle tiraillé entre deux pôles, jamais égoïste mais jamais soumise, éprise sans perdre la raison. À l’écran, le 35 mm et son grain nostalgique, les douces lumières d’Alger, la photo délicate et sensuelle de Hichame Alaouie, le montage mêlant tourments du présent et souvenirs tendres de Thomas Marchand – déjà à l’œuvre pour faire ressentir le lien amoureux dans Passion simple –, concourent à la réussite de la narration intime, avec notamment deux scènes magnifiques où les amant(e)s se décrivent leurs gestes de désir.
Mais De nos frères blessés est aussi un grand film historique et politique, qui au-delà du couple, nous rappelle un épisode peu glorieux de l’Histoire de France. Comme Sandrine Kiberlain dans Une jeune fille qui va bien, Hélier Cisterne nous plonge dans les dessous d’une guerre sans montrer de combat à l’écran. Mais lui aussi réussit à frapper d’autant plus fortement nos esprits qu’il nous attache à un personnage dont la gaieté, la conviction, les valeurs humanistes nous parlent encore aujourd’hui. Il y a les héros des champs de bataille, les personnalités politiques dont l’Histoire retient les noms, et les héros/ïnes du quotidien, celles et ceux qui se battent et résistent à leur manière, incapables de rester impuissant(e)s, risquant leur vie par leur désir de vivre même. Il y a le courage au quotidien de Fernand, bordé par ses valeurs, et il y a la lâcheté et la cruauté institutionnelles, celles des partis, des cours de justice, des gouvernants pour lesquels une vie n’est rien face à un symbole. Comme dans Une affaire de femmes, la guillotine est l’outil de terreur censé pousser les citoyen(ne)s à respecter même les décisions les plus iniques ou les lois les plus absurdes. Mitterrand, alors garde des sceaux, se disait pourtant de gauche. Sans jamais le montrer à l’écran, le scénario pointe du doigt son positionnement sur une affaire qui aurait pu, avec plus d’humanité et sans doute une vision à plus long terme, se terminer bien autrement. Décidément, ce début 2022 nous offre de grands films historiques intimes, dont les résonances actuelles nous sautent forcément aux yeux.
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