« Les enfants sont rois » : on a tous en nous quelque chose de Big Brother

Mélanie a toujours rêvé d’être sous les feux des projecteurs. Après une participation avortée à un show de téléréalité, elle fonde une famille et crée une chaîne YouTube autour de ses enfants, Kimmy et Sammy. À l’apogée du succès, la petite Kimmy disparaît…

Après Les Gratitudes, qui offrait le réconfort de la tendresse face à la cruauté de la fin de vie, Delphine de Vigan revient avec Les enfants sont rois à deux de ses amours littéraires : l’intérêt pour des personnages jeunes, en construction, et une intrigue sombre et retorse jouant sur la perversion de ses personnages.

L’intrigue démarre tambour battant après une citation du maître King fort éclairante : « Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat ». Sous des airs amusants, la formule révèle une terrible réalité que le roman se donne pour objectif, presque pour mission, de développer à travers le parcours de deux personnages féminins de la même génération, celle de l’arrivée en France de la téléréalité. Face à l’émergence de « Loft Story », Clara Roussel, future procédurière de la Crim, a jeté un œil curieux en cachette d’une famille militante de gauche où le petit écran n’avait pas sa place. Quant à Mélanie, elle a suivi en détail et en famille ce programme qui a généré chez elle une véritable obsession pour cette forme de célébrité facile.

À l’âge adulte, qu’ont été les conséquences de ce biberonnage aux frasques de quidams peroxydés dans une piscine ? Mélanie a trouvé le moyen d’assouvir son fantasme grâce à Internet, qui a remplacé la télévision comme loisir numéro un, et incarnation du Mal. Le danger, aujourd’hui, c’est YouTube. L’autrice centre le récit sur l’année 2019-2020, celle de la discussion des conditions de travail des YouTubeurs/euses mineur(e)s, auparavant non soumis à des réglementations telles que celles censées protéger les enfants acteurs/trices par exemple.

Le polar, qui se met en branle à partir de la disparition de Kimmy, déploie la fascinante psychologie de ses personnages perturbés, dont ceux qui semblent aisément trouver leur place dans ce nouveau monde à demi-numérique ne semblent pas les plus équilibrés. On pressent un gros travail de documentation pour retranscrire le réalisme de vidéos familiales inspirées des chaînes américaines, à base de consommation toujours plus exacerbée, de produits toujours plus nuisibles à la santé, de challenges toujours plus imbéciles voire pervers. La « fée » Mélanie, avec son vernis pailleté et ses accessoires Reine des Neiges, fait figure de marâtre qui s’ignore : plus elle crie à la face du monde le bonheur de sa famille, plus elle insiste sur son modèle éducatif dans lequel « les enfants sont rois », plus on plaint la pauvre petite fille riche disparue (et son frère).

En plus de son aspect sociologique passionnant, l’intrigue tient en haleine avec le mystère du kidnapping, qui prend son temps pour laisser envisager toutes les pistes et réussit malgré tout à surprendre. Au-delà de la résolution du mystère, une dernière partie pousse encore le curseur, nous profilant un monde futur destructeur de toute intimité. Jusqu’où nous mènera l’addiction au voyeurisme, à la célébrité creuse et à l’amour désincarné exprimé par les likes ? À quel point les êtres vivants sont-ils en train de perdre leur âme, se changeant chacun(e) à la fois en Big Brother espionnant et en pion espionné ? Une œuvre dense, précise, acerbe mais nuancée, qui sonne l’alarme sur des phénomènes qui semblent déjà nous dépasser.

 

 

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