Entretien avec Sébastien Lifshitz autour du film Madame Hofmann

Le documentariste était présent au festival d’Angoulême pour présenter son film avec Sylvie Hofmann…

  • Quand vous présentiez le film tout à l’heure, vous avez expliqué que vous avez rencontré Sylvie Hofmann alors que vous cherchiez à rencontrer des infirmières. Quel était le projet à ce moment-là ?

« J’avais envie de faire le portrait d’une femme en lutte »

S.L. : « Au tout début, j’avais envie de faire le portrait d’une femme. Une femme en lutte. Une femme dans le monde du travail et qui élève ses enfants seule et qui en gros essaie de s’en sortir. Le point de départ c’était ça, et de faire un portrait sur une année, donc c’était une chronique pour rentrer à la fois dans sa vie professionnelle et sa vie privée. Il y avait des éléments précis et des éléments assez vagues, ça me laissait une liberté énorme. Ça s’est précisé et j’ai eu envie d’inclure l’hôpital et ce métier d’infirmière à l’intérieur de cette idée de portrait de femme. Et le covid est arrivé. Et là ça a été très compliqué, parce que les hôpitaux étaient complètement fermés pour toute personne extérieure. Ce sont devenus de véritables forteresses. Simplement rentrer en contact avec des infirmiers et des infirmières, c’était la croix et la bannière. Petit à petit on y arrivait, on est passé par les réseaux sociaux, les hôpitaux ont accepté qu’on mette des annonces, on s’est débrouillés. Et pendant toute cette recherche qui a duré des mois, j’ai fait la connaissance de Sylvie Hofmann, qui au départ était simplement quelqu’un venu nous donner des numéros de téléphone d’infirmières pour notre casting. Quand je l’ai vue, la première fois, elle est arrivée comme dans le film, avec une très forte personnalité, très cash, sans filtre. Elle était très marquée de ce qu’elle venait de vivre, ces derniers mois, et elle s’est ouvert à moi, très simplement. Et j’ai été très marqué à la fois par sa présence et par ce qu’elle me disait, sa franchise. On a eu un rapport très direct, très évident. Et je l’ai remerciée de toutes les infos qu’elle m’a données.

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©AGAT FILMS – ARTE France

J’ai continué mon casting mais je n’arrivais pas à l’oublier, elle est restée dans un coin de ma tête, je me disais “quand même cette femme est assez incroyable ». C’est marrant, c’est presque une rencontre amoureuse. Vous rencontrez des gens et tout d’un coup il y a quelqu’un qui vous a marqué  plus que d’autres personnes, mais qui n’est pas la personne que vous attendiez. D’une certaine façon, elle représentait l’inattendu, quelque chose que je n’avais pas dessiné dans ma tête. Elle allait bien au-delà. Et donc je l’ai rappelée, et je lui ai demandé si je pouvais aller la voir au travail, dans son service. Elle a dit “bien sûr” mais elle était un peu surprise. Elle pensait qu’elle m’avait donné des mauvais numéros de téléphone. J’y suis allé, je l’ai vue au travail avec son équipe et là il y a eu une évidence, vraiment. Elle était véritablement la personne que je cherchais, en fait. Je lui ai annoncé et elle était très surprise. Elle ne comprenait pas trop ce que je lui disais. Je lui disais que j’avais envie de faire un film sur elle, un film portrait. Elle me disait « mais je suis quelqu’un de quelconque, je suis une femme comme tant d’autres ». Et je lui ai dit « laisse-moi faire, fais-moi confiance, juste accepte-moi dans ta vie et laisse-moi te filmer à la fois dans ton travail et dans ta vie privée ». Je pense qu’elle s’est dit “après tout pourquoi pas ?”. Elle était tellement accaparée aussi par son travail que, ce n’est pas qu’elle n’ait pas vu la caméra, elle savait évidemment qu’il y avait une caméra qui filmait, mais elle menait un travail qui était harassant et j’étais un peu le cadet de ses soucis, d’une certaine manière. La présence d’une caméra, par rapport à tout ce à quoi elle était confrontée chaque jour, dans le fond, c’était un détail. »

  • Qu’est-ce que vous aviez envie de montrer de l’hôpital qui n’avait pas été montré et dit ?
MADAME HOFMANN Photo 2 ©AGAT FILMS - ARTE France - 2023
©AGAT FILMS – ARTE France

S.L. : « Le film, ce n’est pas que l’hôpital, pour moi le film c’est une vie de travail, les quarante ans qu’a travaillés une femme. Il y a aussi sa mère, qui est elle-même une femme qui a travaillé à l’hôpital toute sa vie. Ce sont deux générations de femmes qui ont dédié leur existence à un travail tout en ayant des enfants. Et je voulais essayer de raconter ce que c’est que de mener une vie pareille, quand on doit élever ses enfants, qu’on gagne mal sa vie, qu’on est à la fois passionnée par son travail et en même temps tout le temps en lutte pour essayer de tout faire tenir. Et après je me suis rendu compte que l’hôpital, dans le fond, est un miroir de la société, qu’on pouvait y faire une sorte d’état des lieux de ce qu’est la société française à un moment T. Et je trouvais ça passionnant, pendant et après cette pandémie, de pouvoir prendre le temps sur une année d’incarner ce portrait de la société française à la fois à travers le lieu et aussi cette femme qui a une place particulière dans un service. Parce qu’ être infirmière-cadre c’est un peu la clé de voûte de l’édifice. Le travail de Sylvie est déterminant pour créer une cohésion de toute une équipe. Et les enjeux sont forts parce qu’on parle quand même d’un service avec des patients qui ont besoin de beaucoup d’attention. »

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  • Est-ce que vous vous étiez fixé des limites sur ce que vous filmeriez ou pas dans le service ? Il y a des patients qui décèdent ou qui sont dans des situations critiques…

« C’est vraiment du pur Pagnol par moments ! »

S.L. : « De toute façon, quoi qu’il arrive, je n’allais filmer que les gens qui m’avaient donné leur accord. Donc il n’était pas question d’aller voler des images, de s’imposer aux autres. Tout ce qui a été filmé l’a été avec l’accord de chaque personne. Ça, pour moi, c’était une condition sine qua non. Ce qui était intéressant, c’était de filmer les moments de déconnade, car toute l’équipe de soignants a besoin de ça pour décompresser au quotidien. J’adorais ces moments d’intimité qu’ils ont entre eux, comment ils se vannent les uns les autres. Ils ont un sens de la dérision, et puis on est à Marseille, il y a une culture populaire. Pour moi c’est vraiment du pur Pagnol par moments ! Et d’un autre côté, il y a des situations très délicates avec les patients. Pour moi il fallait faire une sorte de portrait le plus réaliste possible de ce qu’est le quotidien de ce service. Je trouve que souvent à la télévision, quand il y a des reportages comme on en a vu pendant le covid, les journalistes n’ont pas le temps de vraiment s’installer et d’être à l’écoute d’une infirmière, d’un docteur en particulier. Il n’y a pas de point de vue. Ils sont là uniquement pour informer. Moi, je ne suis pas là pour informer. Moi, je suis là pour incarner, pour essayer de vraiment faire le portrait dans la durée de personnes et dans le lieu. J’avais cette chance de pouvoir tourner sur une année donc vraiment raconter une histoire au plus près. C’est la force du cinéma d’une certaine manière, de pouvoir prendre le temps pour aller chercher tous ces détails. Et en filmant à un moment T, de faire remonter toute l’histoire d’une famille. Madame Hofmann, c’est aussi un peu un roman familial… »

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  • Sylvie Hofmann dit que voir des gens mourir – elle ne dit pas mourir d’ailleurs, elle dit “passer” – ça la détruit. Est-ce que pour vous et votre équipe, ce à quoi vous avez assisté a eu un impact ?

S.L. : « Forcément, de vivre un tournage sur une telle durée, ça vous marque. Ce sont des moments de vie très forts, on crée un lien intime avec les gens qu’on filme. On en sort rempli comme jamais, de ces rencontres et aussi de tout ce que j’ai moi découvert. Quand on fait des documentaires, on rentre dans la vraie vie des gens. Ce ne sont pas des gens de fiction qui sortent de notre imaginaire. À travers eux on se rend compte véritablement de métiers, de leurs problématiques, de leur complexité. Je pense que si j’avais fait une fiction, je ne serais jamais allé là en fait. Il n’y avait aucune raison pour que j’y aille. Donc j’avais la chance de pouvoir rencontrer à la fois des métiers et des personnes et une culture, de la Provence, du Sud. Elle est assez unique dans le film. Ils ont quand même l’art de la punchline je trouve. Il y a des dialogues insensés ! »

  • Qu’on n’aurait pas réussi à écrire dans une fiction !

S.L. : « Non. Ou alors avec un dialoguiste génial et encore, je ne suis même pas sûr. »

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©AGAT FILMS – ARTE France
  • Jusque-là, les documentaires que vous aviez fait récemment,  c’était plutôt sur des problématiques intimes que professionnelles. Est-ce que vous verriez faire des documentaires sur d’autres métiers ?

« C’est un peu une héroïne d’aujourd’hui »

S.L. : « Là, il se trouve qu’il y a un métier qui est filmé, mais ce qui m’intéresse, c’est vraiment les gens. Les parcours de vie, la construction d’une vie, qu’est-ce que ça fait de vous, comment ça vous transforme. On sent que Sylvie est une femme qui a été façonnée par son métier. J’avais envie d’essayer de comprendre pourquoi elle a tenu aussi longtemps à l’hôpital. D’habitude, une infirmière reste sept ans dans un hôpital. Sylvie, elle est restée quarante ans. Qui est cette femme, quoi ? Elle a commencé en bas de l’échelle et petit à petit elle a gravi tous les échelons et on sent finalement que toutes ces couches et ces différents métiers qu’elle a rencontrés au sein de l’hôpital public, pour moi, en ont fait un être exceptionnel. C’est un peu une héroïne d’aujourd’hui. Mais ce sont des héroïnes silencieuses. Dont généralement on ne dit rien, dont on ne raconte pas la vie. Et le temps d’un film on peut partager la vie d’une de ces anonymes exceptionnelles. Je pense que c’est ça que j’avais envie de faire. »

  • Vous disiez que les films sont surtout des rencontres : est-ce que vous gardez des liens après avec les gens que vous avez filmés ?

S.L. : « Bien sûr. Je garde des liens avec tous les gens que j’ai filmés, Bambi, Emma, Anaïs, Monique… Tous ces gens que j’ai eu la chance de rencontrer deviennent des amis et font complètement partie de ma vie. »

  • Chaque film agrandit votre entourage…

S.L. : « Ma famille commence à devenir un peu grande ! (rires) Je passe beaucoup de temps au téléphone mais j’aime bien. De toute façon, je viens d’une famille nombreuse, j’ai cinq frères et sœurs, donc ça me va très bien. »

  • Et votre propre famille, ça vous intéresserait d’en parler au cinéma un jour ?

« Je me demande si pour parler de ma propre famille je ne dois pas en passer par la fiction »

S.L. : « Ça m’intéresserait, c’est sûr, mais c’est encore un peu tôt peut-être. Je me demande si pour parler de ma propre famille je ne dois pas en passer par la fiction, parce que justement c’est tellement proche que d’en faire un documentaire je ne sais pas si ce serait possible. Ceci dit, j’ai fait en 2019 un court-métrage qui s’appelle Avenue de Lamballe qui est en partie un documentaire sur ma famille en fait. Le Centre Pompidou me l’avait demandé dans le cadre de la rétrospective de mes films qu’ils avaient organisée. Et je ne savais pas quoi faire. Et tout d’un coup mes grands-parents venaient de mourir, et j’avais filmé leur appartement pour moi. Ces images m’étaient très chères. J’en ai fait un court-métrage documentaire. »

  • J’allais vous demander : cela fait longtemps que vous n’avez pas fait de fiction en long-métrage, peut-on s’attendre à un retour ?

S.L. : « Là je vais commencer à travailler sur un projet de fiction. Tout en continuant le documentaire. Je travaille sur plusieurs projets en même temps. »

  • Et est-ce qu’un hybride ça vous intéresserait ? En voyant votre film, j’ai pensé à Sages-Femmes de Léa Fehner qui est un entre-deux entre fiction et documentaire.

« J’ai toujours essayé d’injecter une part documentaire dans les fictions que j’écrivais »

S.L. : « J’ai toujours un peu fait ça. Dans le fond, dans les fictions que j’ai faites avant, je travaille avec beaucoup de non-comédiens qui tournaient pour la première fois. Je pense à Wild Side : Stéphanie, l’héroïne du film, c’était la première fois qu’elle se retrouvait devant une caméra. Même si c’était dans le cadre d’un scénario que j’avais écrit, il y avait beaucoup d’éléments du récit qui correspondaient à la vie de Stéphanie. D’ailleurs ça l’avait troublée de voir à quel point le hasard avait voulu qu’il y ait autant de similitudes entre son personnage et elle. Je pense à Yasmine Belmadi et notre rencontre sur un moyen-métrage [Les Corps ouverts]. Je me suis toujours inspiré, je dirais presque appuyé, sur la vie de ces gens que je rencontrais. Tout d’un coup j’essayais de dépasser le pauvre scénario que j’avais écrit et de me nourrir au maximum de qui étaient ces gens que je filmais. Ça m’intéressait beaucoup plus en fait. Cette part documentaire, j’ai toujours essayé de l’injecter dans les fictions que j’écrivais. »

2 commentaires sur “Entretien avec Sébastien Lifshitz autour du film Madame Hofmann

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  1. Un grand merci pour cet entretien passionnant. Je suis enfin allée voir Madame Hoffman et j’ai adoré… comme tous les autres films de ce réalisateur. Il y a une telle douceur, une telle délicatesse et une telle intelligence dans ses réalisations, et une vraie cohérence avec la sensibilité qui transparaît dans les entretiens qu’il donne. Merci pour ce beau partage.

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