1 mois, 1 plume, 1 œuvre : The Half of It (mai 2020), par Alex Eli

La plume

On peut trouver Alex Eli sur les réseaux (aleksseli sur Twitter ou sur Instagram) mais également sur PodCulture, parfois en tant que plume ou assurant un travail de relecture. Son activité culturelle majeure, c’est l’animation de Chill Chat, un format d’interview vidéo, mais on peut aussi suivre ses recommandations culturelles sur le live twitch de l’Infusion.

L’œuvre

The Half of It (2020) - IMDb

Ellie Chu est une jeune fille solitaire qui rêve de quitter Squahamish, petite ville paumée dans laquelle elle a grandi depuis que ses parents ont quitté la Chine pour venir s’installer aux États-Unis. Malgré ses aspirations, elle s’interdit de partir, de peur d’abandonner un père qui vit reclus depuis le décès de sa femme et qu’elle aide à gérer la petite gare locale tout en rédigeant les devoirs de ses camarades de lycée pour arrondir les fins de mois difficile. Paul Munsky, sportif aussi maladroit pour réceptionner un ballon de foot que pour déclarer ses sentiments, vient solliciter les services d’Ellie pour qu’elle rédige à sa place une lettre d’amour. Paul est en adoration devant Aster Flores, la fille du pasteur local dont tout le monde veut être ami au lycée car elle sort avec le fils de la plus riche famille de Squahamish. Problème : Ellie est elle aussi secrètement attirée par Aster et ne veut surtout pas s’embarquer dans ce genre d’histoire. Mais autre problème : les factures impayées s’entassent à la maison. Alors, bien malgré elle, Ellie accepte la proposition de Paul, sans se douter que cette première lettre va l’emmener sur un chemin qu’elle n’aurait pas imaginé.

Official Trailer

Avec son point de départ en forme de triangle amoureux qui s’inspire ouvertement du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, The Half of It (traduit chez nous en un bien fade et peu inspiré Si tu savais…) peut sembler de prime abord faire partie de la catégorie des romcoms teen estampillées Netflix qui pullulent sur le mastodonte du service de vidéo à la demande et qui sont, pour la plupart, parfaitement interchangeables et, quoique sympathiques pour certaines, totalement oubliables. Heureusement, on se rend vite compte qu’il n’en est rien et que le film a des choses plus intéressantes à nous proposer et surtout une identité qui lui est propre, loin de ces métrages « clé en main » aux sempiternelles compilations de musiques à la mode, réalisation et direction photo standardisées ainsi que l’inénarrable et inévitable Noah Centineo au casting (croyez bien que je n’aurais pas passé mon temps à écrire sur ce type d’œuvre, quand bien même ce n’est pas moi qui écrit cet article car j’ai sollicité les services d’une Ellie Chu pour me la jouer personne « trop méta »).

Loin d’un simple « produit  Netflix », The Half of It est indubitablement l’œuvre d’Alice Wu. Cette scénariste et réalisatrice américaine d’origine taïwanaise s’est fait connaître en 2004 avec Saving Face, comédie romantique s’inspirant en partie de sa propre expérience de femme queer au sein de la communauté sino-américaine et qu’elle avait essentiellement réalisée pour sa mère (avant d’être adaptée en script, l’histoire avait initialement été pensée et travaillée sous la forme d’un roman). Un film qui gagne à être vu et qui mériterait certainement son propre article. Après cette première réalisation, loin d’enchaîner les projets, Alice Wu a disparu des plateaux de tournage pendant de longues années. Elle explique souvent en interview qu’elle ne souhaite pas faire de la réalisation pour de la réalisation, qu’elle a refusé des films par le passé et qu’elle a vite compris qu’elle ne mettrait en scène qu’une histoire qui lui tient personnellement à cœur et qu’elle a elle-même écrite (ce qui ne l’empêche pas par ailleurs d’être script doctor à l’occasion). Et d’appuyer ce point en ajoutant qu’elle a besoin d’avoir un projet parfaitement défini et ficelé avant de se lancer. Ce qui explique sans doute pourquoi The Half of It n’est que son deuxième film et qu’il est arrivé seize ans après le premier. Un film qui n’a pas été pitché aux maisons de production mais proposé directement avec son script complet et qui a été finalement développé sous la bannière Netflix en coproduction avec Likely Story (studio indépendant new-yorkais qui possède notamment à son catalogue certains films de Charlie Kaufman ou encore John Carney) pour débarquer le 1er mai 2020 sur la célèbre plateforme de SVOD. Pour rappel, nous sommes alors en pleine période COVID, beaucoup de gens sont confinés chez eux, les salles de projection désespérément désertes et les festivals de cinéma annulés ou diffusés uniquement en ligne. C’est notamment le cas de celui de Tribeca pour lequel The Half of It est sélectionné et où il y décroche le Best U.S Narrative Feature, récompense prisée dans le monde du cinéma indépendant américain.

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Car, comme déjà mentionné au début de cet article, loin d’être une romcom teen sauce MTV, le film d’Alice Wu s’apparente surtout à un coming of age indie. Que ce soit sur le fond, et j’y reviendrai plus loin, mais aussi sur la forme. Notamment grâce à la chef op Greta Zozula (qui décroche elle aussi cette année-là un prix à Tribeca pour son travail sur Materna), laquelle propose une très belle photo, sans artifices inutiles, usant d’éclairages et de tons bien pensés, parfois teintés de mélancolie, qui donnent une sensation de naturel au métrage mais aussi de maturité (un effet qui, de l’aveu même de la réalisatrice, était recherché). Il en va de même pour les musiques, jamais intrusives, signées Anton Sanko, déjà compositeur sur Saving Face et dont peut également apprécier le travail sur les récents et très beaux films de Mikhaël Hers (Amanda, Les Passagers de la nuit). Alice Wu s’est donc entourée de personnes qui comprennent parfaitement ce qu’elle veut raconter et qui accompagnent en parfaite harmonie sa réalisation. Une mise en scène maîtrisée qui sait se faire dynamique quand il le faut mais qui généralement prend le temps de laisser vivre et évoluer l’histoire, avec notamment un joli travail sur le cadre, jamais tape à l’œil. Un savant mélange de retenue et d’assurance au service de la narration et, bien évidemment, des personnages.

Et là encore, on voit tout le talent de la scénariste-réalisatrice pour nous embarquer dans les baskets de ces ados en passe de devenir adultes. Avec son triangle amoureux lycéen, il aurait été facile de tomber dans les stéréotypes et tropes maintes fois vus et entretenus à base de jock, pretty girl et shy nerd. Fort heureusement, le film prend assez rapidement un autre chemin et s’attache à nous faire découvrir en profondeur Ellie, Paul et Aster. D’ailleurs, si Alice Wu a choisi la période adolescente pour traiter les thèmes qui l’intéresse, elle ne s’attarde pas uniquement sur l’aspect « lycée », préférant justement se focaliser sur la façon dont les jeunes évoluent aussi dans leur vie de tous les jours, hors école. Mettre en lumière les différences qu’il y a entre ces deux mondes est une manière habile d’en révéler plus sur les personnages. Paul n’est pas qu’un sportif maladroit incapable de se déclarer à son crush et Aster certainement pas la jolie « fille trophée » du bahut qui n’aurait rien à dire ou à penser. Quant à Ellie, protagoniste principale de l’histoire, sa façon de voir le monde et d’agir généralement en spectatrice n’est pas vraiment due à son côté introvert, ce qu’elle est, mais plutôt à une décision consciente de rester en marge, tête souvent baissée, et vivre un quotidien qui ne lui plait pas spécialement mais qu’elle croit immuable. L’idée qu’elle vive juste à côté de la gare locale et qu’elle s’occupe de l’aiguillage des rares trains qui passent est d’ailleurs brillante. Ellie voit la vie défiler par wagons, emportant des gens vers un ailleurs qui peut être radieux ou à tout le moins nouveau, alors qu’elle reste irrémédiablement plantée à Squahamish, cette petite ville plutôt bigote perdue dans l’état de Washington. Aiguillage matins et soirs, lycée et les devoirs par procuration en semaine, orgue à la messe du dimanche. Toujours, tout le temps. Aiguiller, rédiger, pianoter. Se cacher un peu aussi. Inlassablement.

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Bien évidemment, les évènements du film vont venir secouer tout cela et c’est un réel plaisir de suivre l’évolution d’Ellie ainsi que celle des autres personnages. Des personnages qu’Alice Wu, de toute évidence, aime. Il y a une réelle bienveillance dans la façon dont elle les approche, les ausculte, les accompagne. Et les acteurs et actrices le lui rendent bien. Dans les rôles principaux, Leah Lewis (Ellie), Daniel Diemer (Paul) et Alexxis Lemire (Aster) sont tout simplement parfaits. Il y a une réelle alchimie entre eux et on a vraiment l’impression que les personnages sont des personnes réelles. En plus de leur talent cela est sans doute dû au fait que ce ne sont pas des figures connues qu’on peut retrouver régulièrement dans toutes les films et séries teen du moment et qu’il y a donc une sensation de découverte. C’était une des principales volontés de la réalisatrice lors de la phase de casting, elle qui explique en interview avoir voulu éviter ce travers, ajoutant qu’elle a également tenu à ce que les acteurs et actrices ne soient pas seulement des personnes talentueuses mais aussi de belles personnes qui s’entendraient, avec elle et entre elles, hors caméra. C’est là encore une chose qui transparait à l’écran, mais aussi lors des interviews que tout ce petit monde a donné à la sortie du film. Ce qui n’est pas surprenant quand on sait qu’Alice Wu avait fait la même chose pour Saving Face (elle est restée très proche des comédiennes, notamment Joan Chen qui a d’ailleurs son petit caméo dans The Half of It puisqu’elle joue la défunte mère d’Ellie que l’on aperçoit uniquement en photo).

Si les acteurs et actrices brillent, c’est aussi parce que la réalisatrice leur offre une très belle partition à jouer. L’écriture est ciselée, enlevée, sachant quand être légère, drôle, mais aussi plus touchante et profonde. L’humour est présent mais jamais au détriment des différents sentiments qui assaillent les personnages. Il y a même presque un certain refus du teen movie classique (Alice Wu parle plus de « movie with teens in it »). Que ce soit sur la forme, comme déjà dit, mais aussi sur le fond avec notamment cette volonté de ne pas vouloir faire « jeune », évitant de balancer des tonnes de références qui font « à la page » (oui, j’ai bien conscience que d’employer ce terme fait de moi une personne qui ne l’est pas mais vous comprenez le sens c’est l’essentiel) ou encore d’utiliser un catalogue de memes. Lorsque le film fait des références, il le fait à bon escient, toujours au service de l’histoire, de ses thèmes et des personnages. Si le point de départ s’inspire de Cyrano auquel va s’ajouter une bonne dose de Pygmalion, le métrage va lui ouvertement citer Les Vestiges du jour ou encore Casablanca. Les désirs secrets et amours inavoués tout comme la naissance d’une surprenante mais belle amitié viennent faire écho au roman de Kazuo Ishiguro et au film de Michael Curtiz. On retrouve également citée Huis Clos, la célèbre pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre où les trois protagonistes sont à leur mort enfermés dans une pièce. Une certaine idée de l’Enfer qui peut s’appliquer, à divers degrés, à ce que peuvent ressentir Ellie, Aster et Paul. Notamment les deux premières qui se sentent enchainées à Squahamish avec l’impossibilité d’en sortir (le titre américain de la pièce de Sartre étant No Exit, ce qui fonctionne encore plus dans le cadre du film). Ellie qui sacrifie ses rêves pour rester au chevet d’un père dépressif qui a du mal à parler anglais et Aster qui de son côté subit de plein fouet les aspirations typiquement patriarcales de sa famille qui étouffent ses velléités créatives et l’obligent en permanence à jouer un rôle qui petit à petit dénature sa propre vision d’elle-même.

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Car si dans la très belle introduction en animation qui ouvre le film, Ellie parle de la recherche de « l’autre moitié », c’est surtout la recherche de soi qui importe ici. Que l’on pense en certaines occasions que l’enfer soit les autres ou bien nous-mêmes, que la vie nous semble parfois un purgatoire en continu ou un paradis perdu voire jamais trouvé, l’essentiel est le chemin emprunté, les expériences vécues, les personnes rencontrées, les relations nouées. Ce qui nous fait, ce qui nous forge. Il n’y a pas de hiérarchie à l’amour. Qu’il soit romantique, platonique, familial, amical, ce qui compte c’est comment on le vit. Il y a de tout cela dans The Half of It, dans la petite odyssée d’Ellie Chu, et en dire plus serait en dire trop. Le film croit fermement en ce qu’il raconte, en ses personnages, sûr de lui mais en n’oubliant pas pour autant d’être le plus de naturel possible et de rester humble. Il n’est jamais traversé par une once de cynisme et cela en est terriblement rafraichissant. Le découvrir au moment de sa sortie, alors que le monde semblait se replier sur lui-même fut une très belle et douce expérience, bouffée d’air frais sous les masques FFP2. Mais rassurez-vous, le découvrir aujourd’hui, ou demain, n’en sera pas pour autant moins agréable. Différent, certes, mais toujours aussi entraînant et attachant. Il en va ainsi du cinéma d’Alice Wu, scénariste-réalisatrice de talent dont on espère ne pas attendre encore seize ans avant de rencontrer et apprécier sa prochaine petite pépite.

The Half of It (2020) | "Finding Half of Our Soul" Opening Clip [HD] |  Netflix

Alex Eli

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