« À nos vies imparfaites » : in(di)visibles liens

Auguste le malchanceux visite un appartement et flashe sur Éva, l’agente immobilière, qui vit seule avec sa fille, une ado qui se fait appeler Bob, férue de cuisine. Le frère d’Éva est chauffeur d’un vieil homme riche surnommé le Baron, passionné par les animaux empaillés. D’ailleurs, le père du meilleur ami de Bob est taxidermiste…

Le nouvel opus de Véronique Ovaldé peut apparaître comme une surprise : après de nombreux romans très construits, avec un grand sens du romanesque qui tient en haleine, l’autrice choisit un parti pris inverse. Non pas celui d’une grande fresque à multiples personnages mais un recueil de nouvelles, où chaque texte court est centré autour d’un personnage différent. Du moins, en apparence. En réalité, on pouvait déjà remarquer dans ses derniers textes publiés une tendance à multiplier les points de vue, à faire émerger un récit à partir d’un puzzle éclaté dont seul(e)s les lecteur/trices, en cumulant les informations, obtenaient une forme de vision d’ensemble. C’était notamment très clairement le cas dans l’opéra sicilien Fille en colère sur un banc de pierre.

La différence, c’est qu’ici les liens sont moins évidemment sous notre nez,  puisque les personnages n’appartiennent pas forcément à une même famille ou un même milieu. Parfois il suffit d’une rencontre hasardeuse pour introduire une silhouette, telle celle de l’agente immobilière du premier texte, qui deviendra ensuite la protagoniste du texte suivant. Cette construction habile est en fait une forme romanesque plus délicate et subtile, car à la fin, oui, le texte fait roman et la constellation des personnages dessine la forme d’un entrelacement discret, comme la main du destin qui viendrait tenir par des fils ces marionnettes inconscientes d’être reliées à d’autres. Ce que dit ce texte, en creux, c’est qu’en croyant agir pour nos propres intérêts, en pensant n’avoir d’influence que sur notre vie ou celles de nos plus proches, nos actions se répercutent parfois sans qu’on le sache sur autrui, où sont parfois moins libres et moins indéterminées qu’on le pense. Ce que cela dit aussi, c’est que pendant que nous regardons le monde depuis notre prisme, nos problèmes, nos désirs, notre expérience, se déroule quelque chose à plus vaste échelle. Qu’on le veuille ou non, nous faisons société, nous cohabitons et c’est cela qui est beau, qui met de l’imprévu, de l’inopiné, de la surprise dans nos existences. Les rencontres, même si elles peuvent parfois passer pour déplaisantes, voire dangereuses dans la scène du cambriolage en particulier, sont en réalité les vecteurs d’une transformation de nos existences. Sans le hasard qui nous met en présence des autres, qui vient faire s’entrechoquer les personnages comme des boules de billard sur le tapis vert de l’existence, il n’y aurait pas de roman, rien à raconter. Le romanesque n’est que cela, l’interférence de trajectoires.

Et Véronique Ovaldé a le don pour bien les choisir, pour croquer en quelques phrases des personnalités singulières ou attachantes, des personnages parfois éminemment fictionnels et parfois très proches de nous, et souvent les deux à la fois. Chaque histoire est l’occasion de nous entraîner avec savoir-faire dans la petite économie d’une nouvelle à chute et en même temps d’égrener des réflexions sur l’existence. La moindre situation concrète, la moindre ligne de dialogue ou pensée saugrenue est en fait un regard extrêmement juste porté sur un aspect de la vie. D’une page à l’autre, on se prend à réfléchir non seulement à ce que vivent les personnages mais à ce que l’on expérimente soi-même. Qu’est-ce qui conditionne nos choix professionnels ? Comment trouver l’équilibre entre être soi-même et maintenir un lien de qualité avec ses proches ? Qu’est-ce qui fait qu’on tient à la vie et qu’est-on prêt(e) à risquer pour la sauver ? Et parfois même des choses en apparence prosaïques mais si révélatrices : être une femme, n’est-ce pas avoir le souci de son canapé ? Bien sûr, l’autrice n’est pas la première à maîtriser l’art du texte court qui en dit long. On pourrait penser notamment aux recueils de Franck Courtès, pour l’acuité du regard sur le monde, au travail narratif de toile d’araignée de Pierre Raufast à travers ses différents textes dans la vallée de la Chantebrie. Mais ce qui caractérise ce livre c’est peut-être d’avoir réussi à condenser tout cela dans un format relativement court qui parvient à la fois à nous emmener dans plein de directions et en même temps à garder toujours un cap, porté par une écriture minutieuse, travaillée, qui ne tombe jamais dans des facilités mais offre presque à toutes les pages la sensation, sous couvert d’humour, de révélations. 

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