Né en 1969 à New York, d’une famille d’origine juive ukrainienne du côté de son père, et américaine du côté de sa mère, qui décède lorsqu’il a dix-neuf ans, James Gray réalise à vingt-cinq ans son premier long-métrage, Little Odessa, réédité en support physique en ce début 2023. Son huitième film, Armageddon Time, est sorti en 2022 et a été cité dans plusieurs tops cinéma de fin d’année. C’est l’occasion d’un retour sur les thématiques qui traversent l’ensemble de son œuvre.
Le type du laissé-pour-compte
Dès son premier long-métrage, James Gray pose les bases de ce qui va constituer le personnage type qui traversera quasiment toute son œuvre. Un jeune homme d’un milieu modeste, vivant en marge de la société. Cette figure de paria est d’abord incarnée dans Little Odessa par Tim Roth, en tueur à gages obligé par un contrat à retourner dans le quartier où il a grandi et où sa famille vit toujours. Elle se retrouve sous les traits de Joaquin Phoenix aussi bien dans The Yards que dans La Nuit nous appartient ou Two Lovers. Dans ces trois films, le personnage est un fils ou frère tiraillé entre aspirations intimes et devoirs. Elle apparaît ensuite dévolue à Charlie Hunnam, aventurier bien décidé à retrouver les traces d’une civilisation perdue d’Amazonie dans The Lost City of Z.
Qu’ils soient issus de familles immigrées, juives, noires, les personnages ont en commun une extraction modeste qui les a conduits à vivre dans des quartiers gangrenés par la précarité et l’illégalité. Dans les premiers films du cinéaste, les trafics tiennent une place prépondérante dans l’intrigue et la mafia est partout, tenant dans sa main de fer des banlieues new-yorkaises dans lesquelles les représentants des forces de l’ordre ont bien du mal à tenter de faire appliquer les lois. Avant d’en venir à explorer de l’intérieur la confrontation entre le système mafieux et le système policier, à travers le personnage de Bobby Green dans La Nuit nous appartient, sollicité par les deux camps, James Gray a d’abord clairement opté pour le point de vue de personnages qui ont déjà basculé. Dans son premier long-métrage, on suit un tueur à gages bien installé dans sa sinistre profession, et son jeune frère, qui malgré les supplications de leur père se retrouve entraîné par son amour pour son aîné dans un règlement de comptes. Dans The Yards, la gestion des chemins de fer est compliquée par des trafics auxquels le personnage incarné par Mark Wahlberg se retrouve mêlé rapidement, menacé ensuite de porter le chapeau pour tous
Voir double

Comme dans Little Odessa où l’intrigue se construit en suivant parallèlement l’aîné (Tim Roth) et son cadet (Edward Furlong), on peut remarquer que le personnage principal est souvent répliqué par une sorte de double, qui constitue ou dont il constitue le doppelgänger. Il s’agit souvent d’un membre de sa famille (frère ou père), parfois d’une connaissance comme dans The Yards avec le personnage de Mark Wahlberg ou dans The Lost City of Z celui de Robert Pattinson, qui vient assister Charlie Hunnam dans sa mission, et même encore dans Armageddon Time avec le petit Johnny (Jaylin Webb), le camarade d’école du protagoniste (Banks Repeta)
Ce double peut se révéler allié ou opposant, et le plus souvent les deux à la fois ou alternativement. Dans The Yards, Leo prend d’abord Willie pour modèle et compte sur lui pour se faire de l’argent, avant de se rendre compte que celui-ci l’a utilisé, tentant alors de se retourner contre lui. Les relations complexes entre les doubles sont souvent sources de conflits, au moins temporaires, comme lorsque Joshua (Little Odessa) reproche à son jeune frère de l’avoir cherché, faisant circuler son nom en ville, avant de renouer avec lui et de trouver finalement en Reuben son plus loyal allié.

Le double n’est jamais pleinement identique, et c’est en cela qu’il peut faire office de révélateur. Ainsi, dans Armageddon Time, la différence de couleur de peau des deux amis fait prendre conscience à Paul de son privilège blanc.

Tout pour la famille
Le fil conducteur de la filmographie de James Gray, c’est clairement la famille. D’emblée au sens mafieux du terme, dans ses premiers longs-métrages qui explorent les relations claniques régies par la menace, la violence et la trahison. Mais il y a tiraillement entre ces « familles » de gangsters et les liens du sang. Reuben ne peut pas renoncer à revoir son frère et à tenter de le protéger, alors même qu’il sait que celui-ci a déjà tué, et que leur père enjoint à l’aîné de se tenir éloigné du cadet.
Les relations fraternelles sont légion dans les films de James Gray, et elles sont toujours compliquées. Dans Little Odessa, en dépit d’une première entrevue marquée par un rejet, c’est rapidement une forme de complicité qui domine. Dans La Nuit nous appartient, l’opposition est déjà marquée d’emblée mais s’accentue lorsque Joseph (Mark Wahlberg) fait passer son travail avant celui de son frère, quitte à le mettre en difficulté et le faire arrêter de façon collatérale. Pourtant, dès que Joseph est pris pour cible par les mafieux, Bobby tourne sa veste et ravale sa rancœur : le lien de sang passe avant tout.

On peut noter que la notion de famille est présente jusque dans la façon de travailler du réalisateur, qui s’entoure d’une famille choisie d’acteurs et d’actrices qu’on retrouve régulièrement d’un film à l’autre, créant un réseau de correspondances entre ses œuvres, parmi lesquels Joaquin Phoenix et Mark Wahlberg souvent dans les rôles majeurs.
Pater familias

Plus encore que la relation fraternelle, celle entre père et fils est au centre de plusieurs intrigues. Dans Little Odessa, le père a rejeté le fils violent, alors que dans La Nuit nous appartient, Burt a plus d’affinités avec celui de ses fils qui a suivi son exemple professionnel, mais reste cependant prêt à tout donner pour protéger Bobby également. Dans ce film comme dans Two Lovers, et même dans Ad Astra, voyage solitaire dans l’espace d’un Brad Pitt en mission secrète, l’empreinte de la filiation s’exprime dans la transmission d’un métier par lequel la première génération paraît se définir tout à fait, mais qui pour le fils est sujet à beaucoup plus de questionnements. Pour Bobby, devenir policier est une façon d’honorer la mémoire paternelle et d’obtenir la vengeance et le retour à l’ordre, mais la fin du film marque sa différence avec son frère et son incapacité à totalement entrer dans le moule. Pour Leonard, vivre avec ses parents et accepter d’être un pion dans l’alliance entre deux familles possédant des entreprises de pressing est avant tout le résultat d’un malheur qui l’a contrarié dans son désir de mariage et d’un état dépressif qui le rend peu capable de choix individuels. Pour Roy, qui semble d’abord si passionné par son métier d’astronaute, il devient au fil du long-métrage plus clair qu’il n’a fait que copier l’exemple d’un père absent, réduit à une image héroïque en dépit d’un comportement largement sujet à caution. C’est la confrontation à la réalité de cet homme, dans toute sa complexité et dans son égoïsme confinant à la folie, qui pousse Roy à s’interroger sur ses propres besoins et ses réels désirs. On peut toutefois remettre en question la lecture assez didactique de ce sujet, peut-être moins subtile que dans les autres longs-métrages du cinéaste, car celui-ci n’a pas eu le director’s cut, pris dans une tension entre la Fox et Disney, et a confessé ne pas aimer ni la voix off qui retranscrit l’évolution psychologique du personnage, ni la fin.
Dans The Lost City of Z, une fois n’est pas coutume, on suit moins un fils dans ses rapports avec son père qu’un père absent qui a fait passer son objectif personnel avant la création de liens avec ses enfants. Pourtant, à partir de l’adolescence, son fils aîné (un tout jeune Tom Holland) exprime amour et fascination pour ce père explorateur. Et lui aussi finit par marcher sur ses traces, sans que la suite des événements ne vienne lui donner raison. Car sans jamais explicitement formuler une supériorité du choix de rompre les amarres, Gray s’arrange pour que les derniers plans de ses œuvres sèment le doute quant à la possibilité des personnages de s’accomplir voire simplement de s’en sortir tant qu’ils suivront les pas de leurs aïeux. Dans Armageddon Time, le personnage du père apparaît moins capital, et surtout assez peu positif car violent, même si c’est la conversation finale avec celui-ci qui comporte la leçon morale du film sur l’injustice sociale et raciale, indépassable dans les États-Unis des années 80. En revanche, une autre figure masculine inspire grandement le petit Paul, son grand-père (fabuleux Anthony Hopkins), qui le gâte et avec lequel perdure une grande complicité, quand bien même il prendrait souterrainement des décisions qui déçoivent le jeune adolescent.

Et les femmes dans tout ça ?

Dans toutes ces intrigues familiales, les personnages masculins tiennent une place prépondérante. Les hommes sont souvent fils, père et frère avant d’être mari ou amant, et les femmes font figure de personnages secondaires, sauf dans The Immigrant qui voit Marion Cotillard endosser le lead (et dans ce cas la relation principale est celle qui l’unit à sa sœur, qu’elle cherche à sauver avant toute chose). À cette exception près, les femmes sont saisies par deux prismes : en tant que mère ou que compagne des protagonistes. La mère, c’est souvent celle pour laquelle les hommes sont prêts à tout risquer. Dans Little Odessa puis dans The Yards, l’homme recherché brave le danger pour rendre visite à sa mère (a fortiori quand celle-ci est gravement malade et sur le point de mourir).

Dans Armageddon Time, le rapport à la mère est compliqué, Paul se montrant un fils capricieux et désobéissant, qui manque de respect régulièrement à sa mère (Anne Hathaway), pourtant aimante et dévouée. Les femmes peuvent aussi constituer un intérêt amoureux (même quand il s’agit de la protagoniste dans The Immigrant, elle est courtisée par Bruno). Michelle et Sandra dans Two Lovers sont les deux partenaires potentielles très différentes qu’envisage Leonard, qui partage avec l’une une forte attirance et avec l’autre le goût commun de la photo et des milieux familiaux similaires.
Amada dans La Nuit nous appartient est présentée comme la petite amie de Bobby, et même si on la voit tenter de faire ses propres choix, son point de vue n’est jamais adopté. Lorsqu’elle choisit de fausser compagnie à son partenaire, en dépit de leur mise sous escorte, c’est lui que l’on continue à suivre, et la caméra ne la retrouve qu’en même temps que Bobby. En revanche, Sienna Miller dans The Lost City of Z a droit à quelques scènes pour elle-même, sans Charlie Hunnam. Mais c’est toujours pour parler de son époux, bien qu’elle puisse exprimer quelques opinions personnelles et entrer en conflit avec lui justement au sujet de leurs rapports genrés. La dispute sur la place des femmes est d’ailleurs peut-être la scène la plus intéressante offerte à un personnage féminin par le réalisateur. À l’inverse, dans Ad Astra, Liv Tyler et Ruth Negga n’ont droit qu’à une portion congrue, l’une en tant que muse, souvenir quasi uniquement perçu dans la mémoire de son ex-mari, l’autre en tant que professionnelle dont les capacités et le rôle sont remis en question par un collègue masculin. On attend toujours un scénario inverse qui ferait de la femme la protagoniste libre qui fait ses propres choix et dont l’homme n’est que l’intérêt amoureux ou le père…
Du quartier de l’enfance…
Dans ses premières armes cinématographiques, James Gray s’inspire beaucoup de sa propre vie et de celle de ses ascendants, une tendance qu’il retrouve poussée à son paroxysme avec Armageddon Time, film ouvertement autobiographique malgré une part fictionnelle assumée, dont le décor reproduit l’appartement dans lequel le cinéaste a grandi et jusqu’à sa chambre d’enfant.
Mais déjà dans Little Odessa, il pose ses caméras dans un quartier qu’il a bien connu adolescent pour y avoir fréquenté des endroits de beuverie, Brighton Beach. C’est aussi le quartier où ses aïeux se sont installés en arrivant d’Ukraine, et ce statut d’immigré est largement mis en avant dans la filmographie du cinéaste, donnant même le titre de l’une de ses œuvres, centrée autour de l’arrivée des Européens de l’Est à Ellis Island. Il retrouve Brighton Beach quelques années plus tard avec Two Lovers. Entretemps il a fait une incursion dans le Queens où il a lui-même grandi avec The Yards, dont le trafic entourant la gestion des chemins de fer est inspiré d’un réel fait divers auquel son propre père s’est retrouvé mêlé. Et Armageddon Time signe son retour à ce même quartier.
…jusqu’aux confins du monde
Mais deux films font exception à cette obsession new-yorkaise centrée sur les lieux de son enfance et de l’implantation familiale. Deux films qui ont en commun le désir de conquérir un ailleurs, de découvrir le monde dans ce qu’il peut avoir de plus différent de son milieu d’origine. Dans une filmographie marquée par l’ancrage, la fidélité aux sources, The Lost City of Z puis Ad Astra constituent une échappée, une interrogation sur la satisfaction que peut procurer l’ailleurs et l’altérité. Sur Terre, l’ailleurs est symbolisé par la forêt amazonienne, jamais cartographiée entièrement à l’époque de Percy (Charlie Hunnam), et dans l’espace, par l’installation d’une base sur Neptune, la plus lointaine planète du système solaire. Quand Gray quitte son lieu de prédilection, il ne fait pas les choses à moitié ! Percy et Roy ont en commun la dévotion à leur objectif, et une soif de découvrir l’au-delà des frontières connues. Dans les deux cas, c’est d’abord une forme de rejet qui les pousse au départ : Percy ne parvient pas à obtenir d’avancement en raison de la mauvaise image qu’a laissée son père (encore un immigré, auquel la réputation d’alcoolique est reprochée peut-être comme simple couverture au racisme), et Roy a vécu une enfance solitaire marquée par l’absence de son père, qui l’a laissé incapable de construire des liens humains stables. Mais l’ailleurs, pour fascinant qu’il soit, ne vient pas sans de grands dangers, et réveille le mal du pays et surtout le manque de celle qu’on y a laissée. Ainsi les protagonistes sont-ils sujets à une forme de nostalgie et de mélancolie qui dans le cas de Roy confine à la dépression.

Pour le cinéaste, c’est l’occasion surtout de déployer une maestria technique différente et de créer des ambiances avec le concours de ses directeurs de la photo, Darius Khondji puis Hoyte van Hoytema. Les plans sublimes de la forêt amazonienne et de ses populations autochtones, partagées entre curiosité hospitalière et réaction virulente à l’intrusion, élargissent le champ du regard, souvent à l’étroit et confiné dans des intérieurs dans les précédents longs-métrages du cinéaste. Avec Ad Astra, les dernières limitations tombent et l’écran semble infini comme l’univers, dans lequel la taille du protagoniste se réduit. Le cinéma de l’intime du réalisateur conserve ses thématiques centrales mais y joint une forme de prise de conscience de la petitesse et de la finitude de l’être humain dans l’infiniment grand constitué à la fois par l’espace et par le temps. Prouver que nous ne sommes pas seuls, et pas le centre du monde, c’est quelque part la mission commune de Percy, qui tente de retrouver les traces d’une ancienne civilisation évoluée, et de Roy – poursuivant le destin paternel dans le futur – en quête d’autres formes de vie dans l’univers.

Du jaune au bleu
L’implantation dans des lieux et des ambiances se traduit, indépendamment de la valse des directeurs de la photographie d’un film à l’autre, par une colorimétrie extrêmement reconnaissable. Le cinéma de James Gray est d’abord hivernal, en affinité avec des ambiances extérieures froides, souvent entre chien et loup voire nocturnes, dans lesquelles la lumière est grise dans les rues de New York. Rares sont les plans extérieurs ouvertement printaniers ou estivaux, et quand ils surviennent, ils sont liés à l’enfance et à sa candeur (par exemple lorsque Percy et son épouse jouent dans la campagne avec leur enfant en bas âge).

On trouve même de la neige et de la pluie, associées à des moments d’extrême tension et de drame. Mais l’essentiel se joue en intérieur, dans des appartements très similaires les uns aux autres à la fois dans la décoration modeste et paraissant déjà vieillotte à l’époque, et dans la distribution des pièces. On retrouve souvent un couloir rectiligne donnant sur un salon et des chambres, marquant le passage d’un espace collectif, où l’on peut recevoir, à un espace privé, interdit d’accès : c’est dans ce couloir que le père refoule Joshua venu visiter sa mère alitée.
En intérieur, l’éclairage est très jaune : il s’agit à la fois d’une couleur chaude pouvant rappeler la chaleur du foyer mais aussi d’un aspect vieilli évoquant le souvenir de jeunesse, voire cireux, comme annonçant des drames à venir.
Même dans l’espace, on retrouve le jaune en intérieur lors de l’échange entre Roy et son père, comme si la couleur accompagnait partout la notion de famille. En revanche, avec ce film et précédemment The Lost City of Z, le cinéaste élargit sa palette de couleurs froides à du vert tropical puis du bleu spatial, jouant sur le contraste entre la sphère du foyer et le monde à découvrir. La caméra s’éloigne de ses protagonistes, la composition des plans change, mais les couleurs restent pour indiquer qu’au fond, le sujet est toujours le même.

Le sens du tragique
Adolescent, James Gray n’est pas un élève très assidu, au grand dam de sa famille, mais il se passionne pourtant pour la culture en autodidacte. D’abord vient le cinéma, avec un mélange de références américaines (Scorsese, Spielberg…) et européennes (Fellini, la Nouvelle Vague…) mais aussi la lecture de grands classiques de la littérature. Avoir lu Germinal dans ses jeunes années a pu contribuer à son goût de la dépiction de milieux modestes et à son sens aigu des injustices sociales, mais l’auteur dont on retrouve la patte dans son écriture, c’est indéniablement Shakespeare, dont il a lu l’intégrale des pièces, après avoir été fasciné par une représentation de Mesure pour mesure. Il revendique d’ailleurs pour La Nuit nous appartient une ascendance directe, celle d’Henry IV, avec un fils qui après une mauvaise conduite tente de reprendre le chemin de son père.
Les scenarii de Gray ont une constante, celle de s’inscrire dans un schéma tragique, indépendamment du genre auquel il s’attelle, du film de gangsters à la SF en passant par la chronique familiale ou le film historique. Quels que soient les espoirs initiaux des personnages, on sait bien que le malheur va venir les frapper d’une manière ou d’une autre, généralement par la mort. C’est parfois celle des protagonistes eux-mêmes, mais le plus souvent plutôt celle d’une ou plusieurs personnes très chères à leur cœur, en général des membres de leur famille, car comme dans Hamlet, Roméo et Juliette ou Le Roi Lear, la tragédie peut certes avoir un écho socio-politique mais reste intime au premier chef. Advenant généralement vers la fin du récit, elle est annoncée par des menaces claires (La Nuit nous appartient) ou par une maladie inéluctable (Little Odessa), dont on se doute qu’elles conduiront à un décès. Mais la tragédie peut aussi être perçue dans le destin des couples : les histoires d’amour chez James Gray sont forcément torturées, soumises aux aléas des milieux dont les amants sont issus (la différence de religion dans The Immigrant par exemple) mais aussi victimes des choix des personnages qui ont tendance à sacrifier l’amour romantique sur l’autel du devoir familial ou social.

Ainsi de Bobby dans La Nuit nous appartient, dont la scène d’ouverture démontrait pourtant la passion incarnée pour Amada, ou du plus policé Percy dans The Lost City of Z qui forme initialement avec Nina un couple modèle et moderne. Le seul qui soit prêt à vraiment faire passer l’amour romantique en priorité, c’est Leonard dans Two Lovers… mais celle pour qui il comptait tout quitter lui préfère un autre, et il finit par revenir dans le « droit chemin », c’est-à-dire celui du devoir familial.
Choisir de choisir
Les personnages de Gray sont souvent confrontés à une liberté existentielle qui pèse comme une angoisse mortifère. Ils mènent une vie finalement assez kierkegaardienne, empêtrés entre leurs désirs et aspirations individuelles et les paramètres que constituent leur cercle proche et plus largement leur condition sociale. Par exemple, les choix de Paul, en tant qu’enfant, restent soumis aux réactions des adultes, à leurs décisions finales, auxquelles il ne peut seul s’opposer. Sa confrontation avec ses camarades d’un établissement privé chic prouve que le déterminisme social pousse les enfants des familles modestes ou issues de l’immigration dans des retranchements que d’autres connaissent sans doute moins.
Pour le philosophe danois, il faut choisir de choisir, ne surtout pas laisser la vie ou les autres décider pour nous, et le choix est d’abord un dilemme : « ou bien… ou bien ». Le dilemme est au cœur de la narration chez James Gray : risquer sa vie ou celle d’un(e) proche, rejoindre la mafia ou la police, être fidèle à son père ou à son frère, partir ou rester, épouser une femme ou une autre, obéir aux ordres ou à ses convictions, sauver sa peau ou dire la vérité… Ce choix a évidemment une dimension morale : toutes les options ne se valent pas dans l’absolu, et on peut retrouver dans le destin tragique de certains personnages une forme de châtiment pour avoir cédé aux sirènes du mal, par exemple en rejoignant la mafia ou en commettant des crimes. C’est surtout vrai pour les personnages masculins, les femmes se présentant plus souvent comme des victimes collatérales.

Apprendre à choisir à sa mesure, c’est en quelque sorte le trajet qu’effectuent les personnages les plus jeunes dans le cinéma de Gray : de Reuben et Jack risquant leur vie sans complètement en avoir conscience (en témoigne la douloureuse réaction du jeune homme se retournant vers son père lorsqu’il comprend ce qui les attend), à Paul encore trop petit pour que les conséquences les plus terribles s’abattent sur lui, mais faisant l’apprentissage des limites de son pouvoir à cet âge et des responsabilités qui accompagneront l’accroissement de celui-ci. La différence de traitement entre Johnny et lui est aussi une façon de rappeler que la responsabilité d’un personnage dans ses erreurs n’est jamais pleine et entière, toujours cernée par les cases dans lesquelles le monde où il évolue l’a placé.
Ainsi le cinéaste ne rejette jamais pleinement sur ses personnages la faute de leurs échecs. Ceux-ci semblent toujours très largement la combinaison de mauvais choix individuels et d’une grande injustice sociale sur fond de rejet des étrangers (comme on peut le constater avec les difficultés des nouveaux arrivants dans The Immigrant), d’antisémitisme latent et de racisme décomplexé. Sur ce point Armageddon Time est sans doute la version la plus explicite de ce qui traversait plus ou moins souterrainement tous les précédents films du réalisateur.
L’ambition, trait américain
Souvent qualifié de « modeste », sans doute par confusion avec la proximité avec ses personnages et les enjeux intimes de ses intrigues, le cinéma de James Gray a pourtant paradoxalement partie liée avec l’ambition. D’emblée, les choix de ses personnages vont dans le sens d’une tentative d’échapper au déterminisme, de « rêver plus grand ». Ce n’est pas encore très marqué dans ses premiers longs-métrages dans lesquels la fuite du milieu d’origine se traduit par l’entrée dans le banditisme, mais plus explicite à partir de La Nuit nous appartient, Bobby ne cachant pas son goût pour la démesure, puis de Two Lovers, Michelle représentant la femme belle et libre que Leonard ne pensait pas pouvoir rêver de conquérir. Dans The Immigrant puis The Lost City of Z et Ad Astra, l’ambition est celle d’accéder à une nouvelle vie par le déplacement. Si Magda espère seulement sauver sa peau et celle de sa sœur, Percy a soif de reconnaissance publique, autant que la fièvre de la découverte historique. Quant à l’ambition du père de Roy, transmise à son fils, on la retrouve symboliquement dans Armageddon Time, avec la fusée qui devient le projet central unissant Paul à son grand-père, comme une métaphore de la possibilité d’accession du jeune garçon à un milieu plus huppé, ce que son aïeul désire pour lui.

Loin de la vision du rêve américain et du self-made-man, le citoyen des États-Unis qui intéresse James Gray est le loser, celui pour qui la chance ne s’est pas présentée ou qui n’a pas su la saisir, à l’instar de son père, dont les tentatives de création d’entreprises se sont soldées par des faillites. C’est pourquoi, dans son cinéma l’ambition est souvent la cause de souffrance, de tiraillements avec la sphère familiale ou romantique, et de drames. Elle peut même confiner à la violence et à la folie, Ad Astra présentant le cas paroxystique.
Mais si elle conduit à des choix déraisonnables, elle peut aussi constituer un guide et un moteur, un rêve qui permet de traverser les épreuves. Ainsi de Paul lorsqu’il s’imagine déjà célèbre et acclamé, ses œuvres exposées au musée. Et si finalement la seule ambition valable et positive était l’ambition artistique ?
Je n’ai pas encore vu toute sa filmographie, mais je pense, les trois quarts à peu près, en tout cas, ces derniers métrages et c’est clairement une de mes valeurs sûres !
J’en avais vu seulement 3 avant Armageddon Time, et c’est ce dernier qui m’a donné envie d’un rattrapage complet ! Je ne regrette pas, c’était passionnant !
Quel article complet ! Je suis impressionnée, il a du te demander un temps fou !
Je n’ai vu aucun de ses films, même si Armageddon Tome a attiré mon attention et que tu me donnes envie de voir les autres !
Merci beaucoup ! Beaucoup de travail en effet mais très intéressant, j’espère avoir l’occasion de renouveler l’exercice ! Et je t’encourage vivement pour Armageddon Time, c’est mon préféré de lui !
Ce sera un plaisir de te lire, que je connaisse ou pas la personne dont tu pourrais parler.
Recommandation bien notée ! 🙂
Merci beaucoup encore !