Rose quitte la Côte d’Ivoire pour la France dans les années 80. Elle s’installe avec ses deux jeunes fils en banlieue parisienne chez des proches, qui la poussent à se marier avec un de leurs amis…
Il y a déjà six ans, Léonor Serraille faisait des débuts fracassants avec le très remarqué Jeune femme, film électrique suivant la pétulante Laetitia Dosch dans la quête de son personnage dont l’objet restait flou. Avec Un petit frère, la cinéaste a gagné en lenteur et en profondeur dans son écriture et son montage, mais a conservé son goût pour les trajectoires féminines non-linéaires. Comme la vie, finalement. C’est un peu son credo lorsqu’elle évoque son film, et les remarques qui lui ont été opposées, pendant la production ou depuis que le film a commencé à être montré en salles : une Rose trop libre, à la vie sexuelle trop remplie, qui ne sait pas ce qu’elle veut… Pourtant, au visionnage, on est frappé par la finesse de l’écriture et la qualité de la représentation. Pour une fois, on a l’impression de voir présentée une famille immigrée non pas uniquement à travers le prisme des problématiques liées à son origine et à son accueil par la France, mais en tant que famille dont les liens et les émotions sont avant tout universelles. Quelque part, la cinéaste réussit mieux qu’Alice Diop dans Saint-Omer dans cette universalisation de l’expérience d’une femme noire.
Rose, puis Jean, puis Ernest, chacun(e) des personnages étant au cœur d’une des trois parties du récit, se cherchent, aiment, ont des amis, travaillent, avec toujours une forme d’angoisse existentielle de ne pas trouver sa place. La caméra épouse avec bienveillance et recul leur évolution, ne jugeant jamais leurs choix et nous poussant à les accompagner avec la même curiosité sensible. C’est bien sûr une histoire de transmission, et d’une partie à l’autre on voit se dessiner l’héritage des choix maternels sur ses enfants. C’est pourquoi Rose est comme la source abreuvant tout le film, en dépit de son titre centré sur Ernest, le « petit frère » (inspiré par le compagnon de la réalisatrice, ce qui peut contribuer à expliquer le réalisme et la grande humanité du traitement des personnages). Femme avide de joie, de danse, d’amour, de liberté, elle habite pleinement son corps aussi bien dans le travail manuel (elle devient femme de ménage dans un hôtel), dans la sensualité et la sexualité (magnifiques gros plans de baisers et de tendresse), dans les jeux avec ses fils (sublime scène de complicité autour des « peintures de guerre »). Mais Rose est aussi pudique, imposant à ses garçons une mentalité traditionnelle selon laquelle il ne faut pas pleurer, ou en cachette, ce qu’elle s’applique à elle-même. Le regard se fait triangulaire lorsque l’objectif capte l’inquiétude de Jean qui observe à la dérobée les larmes de sa mère.
La triangulation est forcément centrale dans ce film à trois protagonistes, où lorsqu’un lien se tend, cela rejaillit nécessairement sur les autres. Annabelle Lengronne compose avec les acteurs enfants, puis avec Stéphane Bak et Kenzo Sambin, enfin avec Ahmed Sylla, une famille aimante et complexe, où une forme de colère sourde et de dépression latente se transmettent silencieusement, tandis que s’affiche au contraire le goût de la réussite, en particulier scolaire. C’est un film très littéraire, nourrit par des extraits de textes, qui constituent des scènes marquantes, de la comédie à l’introspection. Obsédée par le succès professionnel et social, qu’elle définit par le triptyque « un travail, une maison, une famille », Rose souhaite sans doute un peu maladroitement que ses enfants soient plus libres et épanouis qu’elle. Mais la pression engendre chez Jean puis chez Ernest un spleen plus ou moins virulent, qui s’exprime pour le premier par une scène dansée presque fantasmagorique précédent une brusque cassure, et chez le second dans une évocation extrêmement délicate, dans le dialogue final qui achève de nous bouleverser.
Sans angélisme (on observe notamment le racisme ambiant lors d’une scène impliquant la police), mais avec beaucoup de nuances, Léonor Serraille dessine un magnifique triple portrait, éclairé par des symboles qui traversent les époques, de la lampe-lave au bracelet-coquillages. Son cinéma vibrant et réaliste s’inscrit dans un cousinage avec celui d’une Rebecca Zlotowski par exemple, dans sa façon de filmer les corps, les rapports humains, et les émotions qui dépassent les mots.
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