Dans un centre pour jeunes femmes en difficultés sociales et financières de Bogota, un atelier de cinéma documentaire est mis en place pour les aider à exprimer leurs émotions. Elles doivent imaginer une nouvelle camarade, Alis…
Nicolas Van Hemelryck et Clare Weiskopf ont trouvé matière à un deuxième long-métrage après Amazona dans l’organisation d’un atelier de cinéma documentaire au sein d’un foyer colombien qui accompagne des jeunes femmes en grande précarité, généralement issues de la rue, dont les familles n’ont pas réussi à s’occuper convenablement. Le foyer est l’endroit où elles peuvent retrouver la sécurité matérielle et affective nécessaire à leur reconstruction psychologique après les traumatismes et à la poursuite de leurs études dans l’objectif de sortir de leur milieu social.
La partie de l’atelier qui a été filmée et qui donne lieu à ce long-métrage consiste en un exercice d’imagination. Après avoir fait connaissance avec des jeunes filles et avoir suffisamment gagné leur confiance pour qu’elles acceptent de participer librement et de s’exprimer, le duo de cinéastes leur propose de fermer les yeux et d’imaginer Alis, 15 ans, une nouvelle résidente de l’établissement. Le film est alors constitué de trois types de plans : une majorité de plans fixes cadrant toujours le même espace et la même chaise sur laquelle les jeunes filles s’installent successivement pour évoquer leur propre vision de la fameuse Alis, des vues d’extérieur montrant souvent les bâtiments et l’environnement du foyer où les jeunes filles séjournent (un aspect sans doute lié à la formation de photographe et d’architecte de Nicolas Van Hemelryck, qui lui permet la création de ses plans contribuant à dire quelque chose de la vie des jeunes filles de manière silencieuse), et quelques scènes individuelles ou collectives au sein du foyer. L’évolution paraît particulièrement signifiante : au départ, on découvre les pièces vides, simplement peuplées par des objets appartenant aux résidentes, par exemple dans le couloir où elles ont chacune un casier à leur prénom, où dans le dortoir où chaque lit est agrémenté par un oreiller particulier ou un doudou. Puis, les filles vont apparaître de manière lointaine, ou de dos, ou en partie cachées par un élément du décor, par exemple dans la scène du lapin en peluche. Mais vers la fin du long-métrage, on peut découvrir toutes les filles en groupe, en train de partager des moments intimes et festifs.
À cette évolution des images correspond également l’évolution des paroles. À mesure que se succèdent les questions destinées à préciser les caractéristiques d’Alis, puis à raconter les différentes étapes de sa vie, jusqu’à projeter son futur, les filles sont invitées à puiser dans une matière première personnelle pour venir donner de la densité et de la réalité au personnage. D’abord Alis n’est qu’une esquisse, une silhouette, que certaines modèlent plus ou moins à leur image quand d’autres tendent à la faire tout à fait autre, conforme sans doute à un modèle qui leur paraît désirable. Puis elle acquiert des traits distinctifs, une façon de rire et de pleurer, de se comporter en groupe, de s’habiller, qui la rendent davantage concrète. Son portrait est protéiforme, car chacune des jeunes participantes poursuit son propre exercice d’imagination séparément de celui des autres. Il y a donc autant d’Alis que de créatrices. Et c’est cela qui leur permet, lorsque viennent des questions plus douloureuses sur ce qui a pu conduire Alis dans le foyer, son rapport avec sa famille ou avec la drogue ou la sexualité, de trouver dans l’invention une forme de catharsis. Dans leurs larmes et le tremblement de leurs voix, les regards fuyant la caméra et l’agitation soudaine, on voit bien quand la fiction se fait le masque de la réalité, et permet d’avouer les souffrances par lesquelles ces adolescentes sont déjà toutes passées malgré leur jeune âge. Bouleversant en cela, le film reste pourtant toujours lumineux car il constitue un réel empowerment : en imaginant Alis, c’est leur propre avenir que les jeunes filles se découvrent capables d’inventer.
Votre commentaire