Que ma joie demeure « Jusqu’au prodige »

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Pendant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, la jeune Thérèse a cru trouver refuge dans la maison du Chasseur, un homme qui l’a réduite en esclavage pour s’occuper des animaux qu’il capture pour sa collection personnelle. Elle s’enfuit pour tenter de retrouver son frère…

On avait bien vu s’opérer chez Fanny Wallendorf une forme de glissement déjà entre son premier roman, L’Appel, retraçant le parcours de l’inventeur du saut en hauteur dorsal, gros pavé très documenté, et son deuxième livre Les grands chevaux nous entraînant dans une ville de fiction et une époque indéterminée au côté d’un cracheur de feu dans une ambiance assez mythique. Avec son nouveau livre Jusqu’au prodige, l’autrice acte à la fois son passage à un format plus court mais aussi l’emprise prégnante de la licence poétique sur le réalisme.

Le parcours solitaire de Thérèse, protagoniste dont on ne sait que des bribes d’informations, ni vraiment son âge, ni grand-chose de son passé hormis sa proximité avec son frère Jean, forme un cousinage avec d’autres ambiance forestières abritant des laissés-pour-compte, sous la plume de Thomas Vinau par exemple (Le Camp des autres) ou de Serge Joncour (Chien-loup). La forêt, lieu de conte traditionnel par excellence, dont l’irréalité est accentuée par des noms de lieux communs qui ne donnent pas d’indication sur une localité réelle (Forêt Feuillue, Bois contigu), devient dans l’esprit enfiévré de la jeune fille sous-alimentée et épuisée un espace dont l’aspect très concret et matériel (les craquements du bois, les traces de passage des animaux sauvages, la possibilité de s’y cacher ou d’y être découverte par les soldats…) n’empêche pas le surgissement d’une portée symbolique. Comme dans tous les contes, la forêt est le lieu de tous les dangers et celui de l’épreuve initiatique, et sa traversée est censée aboutir à la réunion avec la famille, ici tout entière concentrée dans la figure du frère aîné, auquel Thérèse adresse ses pensées les plus tendres et qu’elle convoque dans des souvenirs d’enfance pour se donner le courage de continuer son cheminement.

Éminemment troublant, le récit se fond tout entier dans les pensées confuses de sa protagoniste terrifiée, nous donnant à saisir le réel par le biais du regard de Thérèse, entrecoupant par exemple la description de l’avancée dans la forêt par de courts poèmes qu’elle appelle « contre-feux », destinés à adoucir ses crises de panique. Malgré cette forme de mise à distance et une pudeur certaine dans l’évocation des traumatismes, le récit n’en est pas moins celui de la cruauté d’une guerre qui a arraché des enfants à leur  vie familiale, les a jetés isolés dans la plus grande précarité et offerts sur un plateau aux pires charognards, qui sont souvent humains. Derrière l’horreur des combats, il y a toujours celle des êtres humains les plus pervers, dont le Chasseur constitue une incarnation digne des pires ogres de contes.

Et comme souvent dans un tel univers, l’héroïne peut s’appuyer sur son lien particulier avec le règne animal. Telle Blanche-Neige appelant les animaux de la forêt à son secours, quand l’humanité se montre sous son pire jour, Thérèse ne peut plus compter que sur le soutien des animaux qui peuplent le bois. À mesure que la raison s’égare, l’onirisme prend le dessus, comme si plus la situation devenait terrible, plus le langage devait se faire sublime pour en rendre compte. Fanny Wallendorf n’a rien perdu de sa capacité à nous faire éprouver les sentiments de ses personnages, mais elle a gagné au fil des textes une capacité à transfigurer la matérialité du monde pour en faire un pur matériau littéraire, un univers que les mots façonnent et qui par instants ne devient plus que le support à des phrases de pure poésie.

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