Après avoir visionné l’intégralité de sa filmographie cet été, le Festival d’Angoulême a été l’occasion d’un entretien espéré de longue date avec Philippe Lioret, pour évoquer son nouveau long-métrage, 16 ans…
- Avant ce film, vous vous êtes plusieurs fois confronté à l’exercice de l’adaptation. Quel est votre rapport aux œuvres que vous choisissez comme sources de vos scénarii ?
« C’est aussi une façon de parler du déterminisme social »
P.L. : « C’est l’idée, en fait. Évidemment, là, je n’ai pas relu Roméo et Juliette de Shakespeare. La question qui me venait avant de me mettre à écrire, c’était « qu’est-ce qu’ils ont les uns contre les autres, les Capulet et les Montaigu ? ». Parce qu’on n’en sait rien, il n’en est jamais question dans la pièce, je crois. Et je me suis demandé ce qu’il en serait aujourd’hui. Ça fait suite à ce que j’avais vu sur le tournage de Je vais bien, ne t’en fais pas, un soir, à un arrêt de bus : un très très jeune couple qui se séparait, l’un qui partait dans un sens et l’autre dans l’autre, et on sentait que socialement aussi ils étaient aux antipodes et que ça posait un problème dans leur rapport. Ce fragile équilibre du vivre-ensemble peut être mis à mal pour une connerie, et deux gamins qui s’aiment au milieu de tout ça, c’est terrible. Je suis parti de là en me disant que c’était aussi une façon de parler du déterminisme social, et comment on peut éviter ça. »
- Donc c’est une histoire que vous portiez en germe depuis plusieurs années…
« Il faut avoir du cœur pour tenir »
P.L. : « Comme toutes les histoires. Ou alors c’est qu’on fait des trucs pour continuer à travailler, mais ce n’est pas du tout ce que je veux faire. Ce que je veux, c’est faire des films qui me portent. Là, c’est très particulier, il y a eu toute la crise du covid, donc ce film a été très long à exister, à se faire, mais quand même, un film c’est trois ans, là c’est cinq presque, c’est énorme ! Il faut avoir du cœur pour tenir, ne pas se lasser. »
- Du coup à chaque fois que vous faites un film, vous avez déjà en germe les histoires des suivants ?
« Il ne faut pas faire un film pour plaire au public »
P.L. : « Oui, mais parfois le film en cours annule le germe. C’est arrivé plein de fois, la fausse-couche ! On se dit « est-ce que ça me plaît tant que ça, de raconter cette histoire-là ? ». Mais attention, derrière ça, il y a « est-ce que ça peut intéresser quelqu’un ? » aussi. Évidemment qu’il faut d’abord et avant tout que ça me plaise à moi ; il ne faut pas faire un film pour plaire au public. D’abord, je ne sais pas qui est « le public ». Je m’adresse à quelques spectateurs, et puis après si les autres suivent, c’est bien. Et le premier spectateur, c’est moi, en fait, je ne peux pas faire autrement. Donc me voilà parti avec cet attelage moi-et-moi, et y en aura-t-il d’autres qui vont s’accrocher à cet attelage ? »
- Parmi les premiers que vous devez accrocher, il y a les acteurs et les actrices, qui ici sont des gens très jeunes. Comment les avez-vous rencontrés ?
P.L. : « De façon assez classique, un casting, évidemment sauvage, mélangé à des castings conventionnels en faisant appel aux agents pour voir s’ils avaient par hasard l’oiseau rare. Sabrina, elle vient des qualifs, comme on dit dans le tennis, c’est-à-dire qu’elle n’avait rien fait, mais rien, rien. Mais avec un cœur gros comme ça, et puis un truc dans l’œil qui me touchait, qui me faisait dire qu’elle était juste et qu’elle était puissante. Tout ça pour un tout petit bout de femme, c’était quand même assez rare.
Et on a beaucoup, beaucoup, beaucoup travaillé, tous. Parce que j’ai fait travailler les jeunes et les moins jeunes, comme une troupe. Mais très en amont du tournage. C’est une expérience formidable parce qu’on a fait le film avec une petite caméra vidéo de rien, scène après scène, tout le film en répétitions, parfois dans les bons décors, parfois en tournant dans la rue. Ça m’a aussi servi pour finaliser les essais, les petits rôles que je faisais venir, et on essayait avec eux. Ou chez moi parfois, parce que j’ai une maison assez grande et on avait la possibilité de refaire des décors qu’on n’avait pas encore. On a travaillé pendant un mois et demi, deux à trois mois avant le tournage. Comme ça, quand on est arrivés sur le film, le matin, ce qui était génial, c’est que tout le monde était archi détendu. Parce qu’on avait l’impression qu’on savait ce qu’on faisait, que les comédiens n’étaient pas stressés à se demander « Je pense le faire comme ça, mais est-ce que ça va être comme ça qu’il veut que je le fasse ? Est-ce que je suis bien dans le personnage ? ».
« Tout le monde a raison dans cette histoire. Tout le monde a ses raisons. »
Toutes ces questions-là étaient évacuées. On n’avait plus qu’à le faire bien. Du coup, ça m’a permis de faire le film quasiment qu’avec des plans-séquences, qui ont l’air très simples quand on les voit, mais qui sont très élaborés. Mais j’espère que ça ne se voit pas trop, parce que j’avais peur que ça fasse un peu fabriqué, emprunté. En fait, je les ai fait parce que je ne voulais pas arrêter les acteurs dans leur mouvement, je voulais que le mouvement de la scène existe dans son entièreté. Par exemple, le plan où le père de Léo se fait virer. Je ne pouvais pas imaginer découper cette scène ! Ça sentirait vraiment le bidon complet, alors que là on a vraiment l’impression d’assister au licenciement brutal d’un cadre supérieur. Pour des raisons qui échappent à l’entendement et pourtant… Je suis parti en écrivant le scénario d’un postulat, qui était de me dire que tout le monde a raison dans cette histoire. Tout le monde a ses raisons. Et tout le monde a ses raisons qui ne sont pas forcément mauvaises. Quand le père de Nora essaie d’expliquer à Léo ce qu’est le poids des traditions, on peut l’entendre. Évidemment que le résultat n’est pas fameux. Mais au moins, on comprend d’où il vient et quelle a été son éducation. Et pourtant, c’est un mec bien, je crois. Comme le père de Léo, ce n’est pas un type foncièrement antipathique. Sauf que, et là c’est un peu du vécu, quand il dit à son fils « il y a peut-être d’autres gens à fréquenter que ceux de la Croix Blanche, tu ne crois pas ? », ça coince un peu. »
- Comme quand il dit « il y a d’autres listes » !
P.L. : « Il finit par « il y a d’autres listes », voilà comment le glissement s’opère… Mais le glissement s’opère aussi chez le père de Nora, ce sont deux rigidités qui se radicalisent, deux communautés qui se crispent. »
- Justement la scène du licenciement que vous évoquez, elle redouble celle du frère au début, et il emploie la même insulte…
P.L. : « Ah, vous avez remarqué ça ! Ça n’a l’air de rien, mais quand on écrit le scénario et qu’on trouve ça, ce clic-là, je peux vous dire que j’ai passé une journée où j’étais content ! »
- Il y a autre chose de très signifiant dans l’écriture, c’est ce qu’on voit des cours des élèves au lycée, où ce qui est étudié fait écho à ce qu’ils vivent. Comment avez-vous choisi le contenu et le placement des séquences de cours dans la narration ?
P.L. : « C’est à l’écriture. Quand ils rentrent en cours, qu’est-ce qui se dit ? Ce texte, en cours d’anglais, est de Doris Lessing. Parmi les textes classiques qui peuvent être étudiés en cours d’anglais, j’en ai cherché un qui puisse résonner de très loin avec l’histoire, pour que ça n’ait pas l’air balourd non plus, mais que quelqu’un d’attentif puisse le repérer. »
- Et comment avez-vous choisi également la chanteuse que Léo et Nora écoutent ?
P.L. : « Tash Sultana, elle est géniale ! C’est un morceau enregistré en concert qui dure 18 minutes et qui a été remonté pour le film. »
- J’ai revu vos films précédents avant de découvrir celui-ci, il me semble que celui avec lequel il a le plus de points communs, c’est Welcome, parce que ce sont des adolescents…
P.L. : « Dans Je vais bien, ne t’en fais pas aussi, elle est en terminale, mais le film s’étend davantage, alors que là tout se passe sur 3 semaines. »
- Mais vous aimez particulièrement cela, parler de cet âge charnière et travailler avec des adolescent(e)s ?
P.L. : « C’est l’âge de la construction, c’est là que tout se fait. Après, on radote ! »
- Ce qui m’a fait écho avec Welcome, c’est bien sûr cette histoire d’amour empêchée. Mais la « punition » réservée à la jeune fille n’est pas la même : dans Welcome, on veut lui faire épouser un homme qu’on a choisi pour elle, mais ici de façon plus inattendue, on la menace de la retirer du lycée. Je voulais que vous me parliez de ça, de la thématique de l’éducation des jeunes filles dans certains milieux…
P.L. : « Je ne vais pas faire une thèse là-dessus, mais je suis parti d’un état de fait, de quelque chose que j’ai vu de mes yeux, que j’ai connu. Une jeune fille qui n’était pas brillante forcément en classe et qui végétait dans une famille où c’était un peu difficile financièrement. Elle a fait une connerie, et son père lui a dit « puisque c’est comme ça, tu as 16 ans, ce n’est plus obligatoire, tu vas aller bosser ». Ça ne s’est pas fait, parce qu’elle a rué dans les brancards. Mais ça aurait tout à fait pu se faire, et j’avais trouvé ça dingue. Mais ça existe, et il n’y a qu’à faire deux heures d’avion pour se rendre compte que c’est bien pire encore ailleurs. En trois heures, on est en Afghanistan, ne l’oublions pas. Mais le film parle aussi de la condition féminine, bien sûr. Que ça continue encore à exister, ça a l’air d’une caricature, mais ça n’en est pas une, vraiment pas. »
- Justement, ce personnage féminin, vous lui offrez une sortie qui n’est pas la plus fidèle à l’œuvre dont vous inspirez…
« Voilà un film dont il est très difficile de parler »
P.L. : « Rébellion contre cet ordre ! Mais aussi de son côté à lui ; il craint moins mais il se dévoue pour elle. Enfin, il ne se dévoue pas, d’ailleurs, il est amoureux, c’est tout. (un silence) Mais voilà un film dont il est très difficile de parler. Parce qu’on fait des phrases, et qu’en fait ça ne se passe pas là. On essaie d’intellectualiser, mais je pense que le film, il a été écrit et fait pour qu’il soit juste ressenti. On va traverser ce monde, on va les accompagner dans cet itinéraire comme en courant presque. Ils n’ont pas le temps de se poser des questions, de déterminisme, tout ça. Non, ils sont pris dans un flux. Truffaut disait que les films sont des trains qui avancent à toute vitesse dans la nuit, et c’est ça, c’est exactement ça. »
- Les questions, on se les pose a posteriori…
P.L. : « Oui, et puis formellement on n’a pas la réponse. Et c’est ça qui est bien ! Moi j’adore ça, quand je sors d’une salle de cinéma, je traverse le boulevard et je me dis « mais ça parlait de ça aussi, waow ! ». »
- Là, il y a plein de choses en arrière-plan, comme le poids de la religion sur les règles de vie, dont on ne parle pas…
P.L. : « À un moment, le père de Nora, dans une phrase, il dit… »
- « Dieu »
P.L. : « Voilà, il y a une occurrence. Il dit : « tu ne respectes rien, ni moi, ni Dieu, ni ta mère. » Dieu passant avant sa mère ! »
- Et elle-même, ça ne compte même pas, qu’elle se respecte en suivant son cœur…
P.L. : « À un moment donné, il lui dit qu’elle est en train de gâcher ce qu’il y a de plus beau. Mais en fait, il ne parle pas d’elle, il parle de sa virginité ! Là, c’est le poids de la culture… et la religion n’est évidemment pas loin de la culture. Si le père avait été quelqu’un de fondamentalement antipathique… Parce que ce n’est pas le cas ! C’est une famille aimante, il a l’impression de bien faire, par rapport à l’idée même du patriarche dans cette famille, à sa femme, à son fils, à son enfant plus petit… »
- Et puis on le voit dans l’autre famille aussi, à 16 ans, il y a toujours l’idée de surveiller les fréquentations de ses enfants…
« Je me demande si je n’ai pas fait le film à cause de cette phrase »
P.L. : « Le fameux « il y a peut-être d’autres gens à fréquenter que ceux de la Croix Blanche ». Mon père m’a dit ça une fois. Je me demande si je n’ai pas fait le film à cause de cette phrase. Ça reste à prouver ! »
- En même temps, si chacun restait dans son entre soi, ce serait moins passionnant…
P.L. : « J’avais découvert ça à Vigneux, quand je tournais Je vais bien, ne t’en fais pas. C’est une ville très bizarre. D’ailleurs le nom de cette cité, la Croix Blanche, ça vient de Vigneux. Il y avait une cité qui s’appelait la Croix Blanche, qui a été détruite depuis. C’est un petit bourg, il y a le centre-ville, un lycée énorme où toute la région vient, d’un côté les boucles de la Seine avec les maisons d’architecte à 1 voire 2 millions d’euros, et puis à l’autre bout de la ville le centre commercial, et la cité. Et tous les gamins se retrouvent au lycée. Et là, ils s’habillent tous pareils, en jeans et baskets. Il n’y a aucune différence a priori. Surtout qu’on peut tellement vite tomber amoureux d’un regard… sauf que quand on sort du lycée et qu’on prend le bus, on ne va pas dans le même sens. »
- C’est vrai que quand on les voit au lycée, on ne peut pas vraiment dire qui vient de quel quartier, il n’y a rien de très distinctif dans leur look ou leur façon de parler…
P.L. : « Ces différences sociales sont gommées. Elles renaissent de leurs cendres plus tard, très bizarrement. En fonction du milieu professionnel dans lequel on évolue, peut-être. »
- D’ailleurs, vous ne leur faites pas parler un langage jeune…
P.L. : « Parce que le langage jeune, dans trois mois il a disparu et c’est un autre, donc ce n’est pas la peine. »
- Ça évite un marquage temporel trop précis, on sait que c’est maintenant mais on ne sait pas quand précisément.
« Ça vieillit à une vitesse, le cinéma ! »
P.L. : « Pour une bonne raison, je fais très attention à ça. Il n’y a rien qui vieillisse plus qu’un film. Vous pouvez lire Madame Bovary, au bout de cinq minutes vous avez quitté votre vie et vous êtes dans la sienne. Au cinéma, quand vous voyez un film qui date de dix ans, tout vous ramène à l’époque. Les voitures, les fringues, tout ! Ça vieillit à une vitesse, le cinéma ! Et même dans sa façon d’être, d’être perçu : le montage, sa rapidité… »
- C’est vrai qu’il y a des choses qu’on faisait beaucoup et qu’on ne fait plus, les ouvertures et fermetures à l’iris par exemple.
P.L. : « Bien sûr. Et encore, ça c’est énorme comme disparité, mais il y a plein de petites choses. Donc il faut faire attention à ce que l’époque ne soit pas trop marquée. Après, le tourner, c’est presque comme le voir, c’est aussi un train qui avance. Quand on fait le film, il y a des questions qu’on a dû se poser avant. Le choix des costumes, c’est très important. Ce n’est pas au moment où on tourne qu’on peut se poser ces questions, c’est trop tard. Il faut que tout fasse sens, et qu’il n’y ait rien qui dépasse. Ça avance, et il faut avancer. »
Votre commentaire