Conversation estivale lors du festival du film francophone d’Angoulême avec deux des acteurs du film Nos Frangins de Rachid Bouchareb évoquant l’affaire Oussekine.
- Qu’est-ce qui, l’un et l’autre, vous a amenés sur ce projet ?
R.P. : « Moi un coup de fil de Rachid Bouchareb qui m’a dit « j’ai écrit un film sur l’affaire Oussekine » puis c’est la lecture du scénario, et la révélation de choses que je ne connaissais pas comme le meurtre de Abdel Benyahia le même soir, ce qui est un peu le cœur du sujet. C’était un scénario extrêmement documenté, assez implacable en fait parce que ça nous relate des faits qui ont été jugés et condamnés donc il n’y a pas de polémique à faire là-dessus. Le sujet, c’est l’humanité de chacun de ces personnages. Donc c’était évidemment l’attrait pour une histoire qui est insensée – on la mettrait dans un scénario fictionnel, on dirait que c’est trop – et puis l’envie de travailler avec Rachid, qui est un cinéaste que j’admire depuis longtemps. »
S.G. : « C’est toujours un coup de fil, et puis l’histoire tragique que je ne connaissais pas d’Abdel Benyahia, mise enfin en lumière. Ça m’a interpellé. Puis je voulais poursuivre le travail que j’avais un peu commencé avec Rachid, quand j’étais apparu dans Hors-la-loi. Là il m’a proposé la partition assez exceptionnelle du père d’Abdel, ce monsieur qu’on va suivre mener l’enquête avec le peu d’informations qu’il a de la police qui lui a tué son enfant et qui fait de la rétention. En fait, dans ce film, tout le monde est victime d’un système, d’un rouage. »

- C’est un film qui a assez peu de texte, beaucoup de choses passent par les silences. Comment avez-vous travaillé là-dessus et comment Rachid Bouchareb vous a-t-il dirigés ?
« On a fait mauvaise presse au silence »
S.G. : « Je trouve qu’on a fait mauvaise presse au silence, et un silence dans un dialogue peut dire autant que les paroles. Il y a des choses qui ne se disent pas mais qu’on comprend, qu’on devine, il y a un corps qui parle. Il y a un regard qui fuit qui vaut dix répliques… Rachid a fait confiance à ça. Il ne s’agissait pas de tout illustrer avec des mots, parce que parfois plus on en dit verbalement, moins on en dit finalement. Personnellement, c’est ma passion de lire entre les lignes, de déchiffrer ce qu’on ne dit pas mais qu’on ressent fort. À tel point que parfois il y a des mots qui sortent et on sent bien que ce n’est pas vrai, parce que le corps dit autre chose. »
R.P. : « C’est vrai que c’est l’essence du cinéma : c’est avant tout des gens qui ne se parlent pas et on a tendance à trop surexpliquer, surdialoguer. Dans le tournage des séquences, je me souviens qu’avec Rachid, s’il y a un énorme temps entre deux dialogues et si on a besoin de ce temps pour arriver à quelque chose, ce n’est pas grave, on prendra ce temps-là. J’aime bien quand les personnages peuvent se regarder et presque en oublier ce qu’ils avaient à dire. De toute façon, dans des circonstances pareilles, qu’est-ce qu’on va dire ? Les choses informatives parfois, mais la douleur on ne la dit pas, on la tait. Elle est sourde, elle traverse tout le film. C’est la force du film je trouve, c’est que rien n’est appuyé, on ne rajoute pas une musique de violons pour dire que c’est là qu’il faut avoir de l’émotion. Après on parle de notre corporéité mais c’est Rachid qui fait tout. Enfin on travaille ensemble, mais c’est lui qui vient tout capter, c’est son regard. C’est quelqu’un qui arrive à capter des choses que d’autres ne peuvent pas capter, c’est son talent. »
S.G. : « Que nous-même on ne voit pas, qui nous échappent ! Il invente tout un monde que je ne vois pas, par exemple la mobylette qui ne démarre pas. Elle ne démarre pas alors que je dois démarrer dans la scène, et lui il trouve ça super que ça ne démarre pas, il dit « on continue » et là on est dans le monde de Rachid. »
- Comment se passe un tournage quand dans l’intrigue il y a autant de douleur et de dignité ?
« Rachid est extrêmement attentif »
R.P. : « J’ai l’impression que c’est Rachid qui donne la note. C’est quelqu’un de très calme, très doux sur un plateau. Tout le monde l’est de ce fait. Ce genre de film, ça se tourne la nuit beaucoup, donc on est fatigué, il y a des choses qu’on lâche beaucoup plus. Avec Rachid, vous ne pouvez pas vous permettre de jouer. Il vous regarde et vous comprenez que c’est trop. »
S.G. : « Rachid est extrêmement attentif. Il y a une ambiance ultra studieuse. Tout le monde est à fond dans ce qu’il fait, mais avec le plaisir de le faire. Il ne s’agit pas de ne pas rire, au contraire. On raconte un drame pendant 50 jours, c’est invivable de porter ça tout le long, huit heures par jour. Les soupapes de rigolade étaient indispensables. Et Rachid a l’intelligence de les accueillir. »
- Vos personnages ont quelque chose en commun : le respect des règles.

R.P. : « On peut être très droit jusqu’à en devenir salaud, c’est toujours ça que ça questionne ce genre de choses, ça ramène à des heures très sombres où on est le maillon d’une chaîne. Après vous avez des procès de gens qui disent qu’ils ne faisaient qu’appliquer les règles et qui ont fait les pires atrocités. Et en même temps, quand on joue ça, il faut essayer de le comprendre. Pas de l’excuser, mais de le comprendre. Pourquoi on obéit à une hiérarchie à un moment ? Parce qu’on a un crédit à payer sur une maison, des choses de la vie, qui font qu’on a des compromissions qui vont faire que l’honnête homme qu’on voulait être a disparu. D’ailleurs c’est ce qui, à mon avis, au fond de lui-même, ronge mon personnage. Tout ça ce sont des petites couches que nous, acteurs, on se raconte, qui sont peut-être invisibles à l’écran, mais c’est pas grave. »
S.G. : « C’est l’uniforme, en face, c’est la France, l’ancien pays colonisateur. Monsieur Benyahia, il essaie de ne pas faire de vagues, il est encore sous le joug psychologique du colon en fait. Il faut des générations et des générations pour déconstruire ce rapport-là. Donc la règle, elle fait partie de lui. Le policier dit quelque chose, on est obligé de le croire. À tel point que ce père va plus croire la police que son propre enfant. C’est l’histoire d’un homme digne largué. »

- Il n’y a pas vraiment de consolation à la fin du film. Qu’est-ce que vous aimeriez que ça produise sur les spectateurs et spectatrices ?
« L’émotion, c’est ça qui importe »
R.P. : « Moi je ne veux rien imposer, il y a des gens que ça va révolter, d’autres peut-être pas. Je trouve que justement, l’une des forces du film, c’est d’éviter la leçon, le truc vindicatif un peu facile. Moi je vais au cinéma avoir une émotion, je ne viens pas voir un manifeste politique. Il peut traverser tout le film sans que ce soit dit. Ce qui reste, en tant que spectateur, ce n’est pas tant le discours que l’émotion qu’on a ressentie devant la douleur d’un père, d’un frère, d’une sœur. C’est ça qui importe. Le reste, après… Je ne sais pas si le cinéma améliore le monde, le change. Si pendant une heure et demie il peut rendre les gens plus humains, c’est déjà pas mal. »
S.G. : « Puis surtout, compléter un pan de l’histoire. L’histoire d’Abdel Benyahia, c’est l’histoire de France, en fait. Ça doit servir de référence indiscutable pour que ça ne se reproduise pas. Il ne s’agit pas de mettre tous les policiers dans le même sac, mais dire qu’il y a une frange qui s’autorise des comportements inadmissibles, et ça doit être su. Au-delà du plaisir de jouer, moi je suis très heureux de raconter un bout de notre histoire commune. »
- Comment expliquez-vous que ces histoires ressortent maintenant, car il y a eu aussi une série récemment sur Malik Oussekine ?
« Un pays qui a une certaine exigence envers lui-même peut regarder sa police en face »
R.P. : « Malik Oussekine a été tué par des voltigeurs à moto, un bataillon qui a été dissout après. Et pendant les Gilets jaunes, on en a vus, moi j’en ai croisés dans la rue, trente motos avec des mecs derrière avec des matraques telescopiques, et je crois que c’est la vision de ça qui a rappelé à Rachid ces images-là. À un moment, c’est insoutenable. Il y a eu une période très limite quand même il y a peu de temps, des gens qui ont eu les yeux crevés… Quand on fait un film sur une institution comme ça, on a toujours l’impression que c’est toute l’institution qu’on met dans un jugement, mais ce n’est pas le cas. ça parle de ces mecs-là, ça a été reconnu, jugé, parfois pas condamné à la hauteur de ce que ça devrait, certes, mais un pays qui a une certaine hauteur, une certaine exigence envers lui-même, il peut regarder sa police en face, et dire « là, ça a merdé ». Et chaque citoyen a le droit de le faire. C’est quelque chose qu’il ne faut pas perdre. Ça ne m’a pas empêché de jouer des policiers complètement différents. »

- Comme dans L’Affaire SK1.
R.P. : « C’était un peu le pendant en fait. J’en avais rencontré plein, des policiers, et ce sont les premières victimes, les mecs qui font bien leur boulot. À cause de racistes débiles, ils ont payé le prix aussi. »
Merci pour ce retour