1 mois, 1 plume, 1 œuvre : Mauvais sang (novembre 1986) par Juliette « Antigone »

La plume

Fascinée par Cocteau dont elle a encré sa peau, Juliette «Antigone » partage sa passion d’un cinéma vibrant de grandes émotions à travers son compte Twitter, dans les podcasts dans lesquels elle est régulièrement invitée et en tant que rédactrice pour Cinématraque. Elle a choisi pour cette rubrique une œuvre entre optimisme et désespoir, dans laquelle les références musicales tiennent une grande place, ce qui en font un de ses films préférés.

L’œuvre

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Les enfants terribles

            Il est difficile d’écrire sur Mauvais Sang de Leos Carax. Ce film est un tel bazar qu’on craint que nos mots le deviennent aussi, partant dans tous les sens sans réussir à saisir celui du chef-d’œuvre qui lui aussi se faufile dans tous les chemins possibles. Seconde œuvre d’un jeune cinéaste de 26 ans, qui avait déjà prouvé tout son talent et sa singularité avec Boy meets Girl, Mauvais Sang est un imbroglio de références, de genres, de thèmes qui porte dans sa forme comme dans son propos la fougue de la jeunesse. Car c’est peut-être ça la première chose qui frappe avec ce film : sa manière de vibrer comme si tout portait l’exaltation fascinée et étonnée du nouveau. Les genres cinématographiques s’entremêlent de manière unique et s’incarnent avec un amour absolu du cinéma, les histoires d’amour semblent toutes porter l’empreinte de la première fois, et les émotions sont celles des enfants.

            Mauvais Sang raconte l’histoire d’Alex (Denis Lavant) un jeune homme très habile de ses mains qui se voit contacté par Marc (Michel Piccoli) un gangster qui a besoin de ses services pour commettre un vol et rembourser sa dette auprès de celle surnommée L’Américaine. Cette dernière a déjà assassiné le père d’Alex qui accepte d’aider Marc, non pas par vengeance – la mort de son père semble être une forme de soulagement pour lui – mais pour refaire sa vie. Parallèlement à cette intrigue de film noir se déploie une romance entre Alex et Anna (Juliette Binoche) la compagne trop jeune de Marc dont le jeune homme est tombé amoureux. Il faut ajouter à ces péripéties le contexte futuriste de l’œuvre qui se déroule alors qu’une maladie appelée STBO ravage la jeunesse et qu’une comète passant au-dessus de la terre dérègle le climat. La STBO se trouve être une MST qui ravage principalement les jeunes et qui s’attrape si lors d’un rapport sexuel l’un·e des deux intéressé·e n’est pas amoureux·ses. Sorti dans les années 1986, Mauvais Sang est l’un des premiers films à aborder métaphoriquement l’épidémie du SIDA qui décime dans le monde entier. Lorsque l’on voit ce film en 2022, on pense presque au COVID19 qui a coupé toute une génération dans son élan, qui a abîmé les adultes et créé une sensation globale de fin du monde. Le Paris de Mauvais Sang, reconstitué en studio, est aussi vide que poétique : si ce n’est quelques figurants nécessaires à l’intrigue il n’y a pas grand monde dans les rues, évoquant un souvenir de confinement. Leos Carax profite du futur pour créer une ville toute abîmée, où tout semble fermé, rongé par le temps, dépouillé de publicités et d’images, comme on le constate au début où les grands espaces d’affiches de la station Pasteur sont recouverts de taches rouges, blanches, noires ou bleues, les quatre couleurs dominantes du film – difficile de ne pas penser ici à la palette chromatique favorite de Jean-Luc Godard. Les bâtiments ne sont pas terminés, les peintures des murs sont éraflées, les façades sont nues, les mosaïques et les sols sont déstructurés, irréguliers. Ces lignes qui se télescopent, ces décors aussi magnifiques qu’en cartons rappellent évidemment l’esthétique muette de l’expressionnisme allemand. Leos Carax récupère la simplicité du cinéma primitif pour former l’esthétique de son futur, un geste original qui détonne d’un cinéma de science-fiction plus populaire.

            Le film est toujours tiraillé entre deux opposés : la vieillesse contre la jeunesse, le futur contre les souvenirs. En vers poétique de cette idée, Juliette Binoche prononce la magnifique phrase « vite avant que la mélancolie s’empare de tout », allongée sur un lit, incapable de bouger, paralysée de peur et de tristesse mais désirant plus que tout se dépêcher avant de dépérir. Peu de temps après, se déploie le plan le plus culte du film, le travelling latéral – mouvement en référence à la fugue dans Les 400 coups de Truffaut – sur « Modern Love » de David Bowie, où Denis Lavant court dans une rue de Paris en pleine nuit. Au début il peine à s’élancer, il semble qu’une force inconnue l’empêche de fuir. En même temps, il se frappe le ventre comme s’il souffrait. Il explique plus tard qu’il est victime d’énormes douleurs à cause du traumatisme de la prison qu’il a oublié mais dont ses tripes se souviennent. Son corps épuisé le plombe, le passé veut l’empêcher d’avancer mais, poussé par la musique, il réussit à accélérer jusqu’à franchement courir, se battant néanmoins contre des choses invisibles qui veulent l’arrêter. Ce grand moment de mime évoque à nouveau un cinéma corporel propre au muet tout en caractérisant tous les paradoxes qui écartèlent les personnages. Alex s’arrête d’ailleurs subitement, opère un demi-tour et les murmures de Juliette Binoche remplacent l’énergie de David Bowie. Alex avait commencé à fuir mais il ne peut pas, irrémédiablement ramené à l’amour qu’il éprouve pour Anna car, comme il le dit lui-même, « si je passe à côté de toi je passe à côté de tout ». Il veut initier un mouvement que celle qu’il aime n’est pas capable de faire, s’immobilisant elle-même à cause de ses sentiments pour Marc, un homme vieux qui n’est plus capable de fuite et d’oubli.

Ces contradictions forment un film infiniment paradoxal qui brosse, selon moi, le portrait à la fois romantique et désabusé d’une jeunesse condamnée. Les années 80 se caractérisent par un effondrement de plusieurs repères, une droite réactionnaire puissante aux USA, des conflits qui ne cessent de s’intensifier, les premières catastrophes industrielles, un libéralisme économique qui emporte tout sur son passage. L’esthétique de Mauvais Sang avec son vide représente comme un échec de cette idéologie dévorante qui n’a fait que tout détruire. Les critiques de l’époque – excepté Les Cahiers du Cinéma, presque les seuls à l’avoir encensé – ont taxé ce film d’esthétique publicitaire, de cinéma pauvre et archétypal. Ils ont, à mon sens, raté le génie du si jeune cinéaste qui dans son intrigue de genre place des réflexions profondément politiques en signant une esthétique qui s’affilie parfaitement à son époque. Ce qu’Alex est chargé de voler n’est ni plus ni moins qu’un échantillon du virus STBO détenu par une entreprise pharmaceutique, pour la vendre à une autre. Le virus qui tue tous les jeunes est un bien à échanger et à acheter comme tout le reste, signe d’une société où tout, absolument tout, est à vendre, en dépit de la survie. Les paroles de « Modern love » par David Bowie, justement, évoquent une modernité à laquelle il est difficile de croire et une vie qui ne change pas. À cause de la comète, le temps passe d’une canicule brûlante à une neige glaciale en une journée, comme la démonstration métaphorique d’un temps qui passe trop vite sans que plus rien ne bouge. C’est bien pour cela que les jeunes ne cherchent que la fuite, le déluge d’images, d’informations et de mauvaises nouvelles qui s’abattent sur eux les font vieillir trop vite.

            Face à tout cela il y un refuge trouvé tant par le film que ses protagonistes dans l’art. La musique, si importante, permet aux jeunes de trouver des émotions : « Écoutons et laissons-nous dicter nos sentiments » prononce Alex avant d’allumer la radio. Son appartement est jonché d’ouvrages, il parle lui-même avec pleins de citations littéraires – qui rendent ce film presque ludique, on peut y trouver plein de références. Leos Carax reprend des visuels de planches de Tintin, Hugo Pratt, auteur de bande dessinée, joue dans le film tout comme le chanteur Serge Reggiani, sont utilisés la BO d’un film de Chaplin, des morceaux de Roméo et Juliette et de Pierre et le loup de Prokofiev, le film s’inspire de plusieurs genres cinématographiques… C’est comme si Mauvais Sang n’était après tout qu’un collage d’œuvres d’arts de tous temps qui permettent, ensemble, de créer un sens et même d’inoculer le réel. Plusieurs références à Jean Cocteau parcourent le film jusqu’à l’apparition fantomatique de l’artiste, même si Alex le répète bien « Jean Cocteau est mort ». Un ami d’Alex lui dit qu’il a tellement lu qu’il est précoce et mourra jeune. À la croisée des arts, Leos Carax s’interroge dans Mauvais Sang. Sans cesse influencé par les auteurs du passé, il montre aussi qu’il y a comme une disparition de la poésie dans le présent, une incapacité à écrire de nouveaux vers. Des mots, les personnages en ont autant que des maux dans ce film bavard et corporel mais, finalement, il y a aussi le constat d’une difficulté à créer de nouvelles choses dans un monde délétère qui a du mal à inspirer. Leos Carax réussit néanmoins à inventer une nouvelle esthétique, une vraie chimère entre les modèles de son passé, son présent et ce qu’il imagine du futur ; une manière d’envisager l’image cinématographique radicalement novatrice.

            Désespéré, Mauvais Sang l’est sûrement mais pas seulement. Dans le film noir à la fin tragique se niche toute une nuit de romance, de flirt, de discussions entre Alex et Anna. Une nuit presque blanche et son lendemain où les deux jeunes protagonistes sont entre eux à refaire leur jeunesse. Ils jouent, elle pleure compulsivement comme une enfant, ils se déguisent, se portent, rient et soupirent retournant à l’âge qu’ils sont censés avoir, loin des complications dramatiques des adultes. Leos Carax reste cruel, utilisant un thème persistant dans son cinéma, celui de l’amour destructeur, non réciproque et tristement dépassé et romantique. Dans ce crépuscule étrange, Anna et Alex ne se réconcilient pas avec la vie mais ils goûtent un peu d’adolescence, celle déjà perdue et oubliée, qui est morcelée à cause d’une époque pleine de catastrophes et maladies. La fin de Mauvais Sang offre enfin l’un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma et souligne l’espoir fragile mais bien présent d’un metteur en scène pleins d’idées et d’envies. Bien moins pessimiste qu’un Annette qui sortira 35 ans plus tard, Mauvais Sang est le portrait poétique et mélancolique d’une génération pour qui la seule salvation est encore l’art et la fuite.

Juliette « Antigone »

 

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