



Sous un soleil presque aussi chaud que celui de Catane, Lionel Baier et Isabelle Carré, de passage au Festival du Film Francophone d’Angoulême, ont accepté de nous dire quelques mots sur La Dérive des continents…
- En tant que Suisse, la fascination pour l’Union européenne n’apparaît pas comme une évidence, d’où vient votre intérêt pour le sujet au point d’en faire une tétralogie ?
« La mer, c’est par là qu’arrive la culture »
L.B. : « C’est peut-être parce que ce n’est pas une évidence. En 1992, les Suisses ont voté pour rentrer ou non dans ce qu’on appelait à l’époque l’Espace économique européen. 80 % des francophones ont voté pour et quasiment 100 % des jeunes, et la partie germanophone a voté non. Et ça a été un traumatisme pour ma génération, pour les gens qui à l’époque avaient 18 ans, ce qui était mon cas. C’était comme si on nous retirait toute la promesse d’avenir qu’on pouvait avoir, Erasmus, les voyages… On savait à l’époque à quel point c’était difficile de passer d’une frontière à l’autre, c’est pourquoi on était si attaché à cette idée de l’Europe. Ce qui était magnifique avec l’Europe, c’était que les Italiens, les Belges, les Suisses, etc., pouvaient imaginer vivre dans un espace qui était plus grand. Par exemple, moi qui suis Suisse, c’est un pays qui n’a pas accès à la mer. Je me méfie toujours des pays qui n’ont pas un accès direct à la mer, parce que la mer, c’est par là qu’arrive la culture. Quand vous êtes Suisse, la culture traverse toujours un autre pays avant d’arriver jusqu’à vous. D’un seul coup, l’Europe me donnait accès à la mer. Est venu très vite ce désir de m’intéresser à l’Europe, parce que l’Europe ce n’est pas l’Union européenne, c’est nous qui l’habitons. Je crois que le film essaie de raconter ça, et pas ce qui est de l’ordre de la structure politique : qu’est-ce qui fait qu’on est relié par des histoires ? »
I.C. : « C’est à quoi on se sent appartenir, plus que les structures politiques. »
L.B. : « On se rend compte qu’on a tous des histoires avec des Européens ou des Européennes, parce qu’on a connu des gens en voyage et qu’on partage quand même un destin commun plus qu’avec des gens d’autres continents. Vous me ramenez à ma condition de Suisse, donc j’ai parlé comme un Suisse, mais pour moi je suis un Européen. Ici en France, j’ai l’impression d’être chez moi, en Sicile, j’ai l’impression d’être chez moi et quel bonheur d’être chez soi partout dans ce beau continent ! »
I.C. : « Les jeunes ont ressenti ça aussi au Brexit.»
L.B. : « C’était un déchirement, moi j’ai eu l’impression qu’on me coupait un bras. J’aime tellement la Grande-Bretagne, c’est un pays auquel je dois tellement. Le jour où le Brexit est arrivé, j’ai eu l’impression qu’on nous retirait une partie de notre culture.»
I.C. : « C’était comme un divorce. »
- Mais quand même, cette Europe, en tout cas l’Union européenne, dans le film, c’est un peu une mère indigne, métaphoriquement.
L.B. : « C’est une mère, et après on peut décider qu’elle est indigne ou pas. Comme le personnage de Nathalie. »
- C’est ce que son fils a l’air de penser, et quelque part c’est ce qu’il projette vis-à-vis de l’Europe dont elle est la représentante.
« Aimer ses parents, c’est accepter qu’ils ne soient pas parfaits »
L.B. : « Vous avez raison mais on a souvent tendance à mettre sur le dos des mères tout ce qu’on n’a pas réussi à faire soi-même. C’est de la faute de votre mère si vous êtes mal élevé, pas heureux ou si vous êtes hésitant dans la vie. Winnicott, un économiste, a beaucoup écrit là-dessus et je crois que c’est un vrai procès en machisme qu’on devrait faire. L’Europe a souvent cette position pour les hommes et les femmes politiques : tout ce qu’on n’a pas pu mener à bien des programmes politiques, c’est de la faute de l’ Europe. Tous les gouvernants français aujourd’hui qui disent, vous comprenez, si on peut pas donner plus aux agriculteurs, c’est de la faute de l’Europe… il faut prendre un peu ses responsabilités. »
I.C. : « “Une mère suffisamment bonne”, voilà ce que demande Winnicott. Suffisamment, ça ne veut pas dire “excellemment bonne”. Pas “très bonne”, suffisamment. C’est ce qu’on attend, de l’Europe, et quand même, ce que dénonce le film c’est qu’elle n’est pas toujours suffisante. Elle a même beaucoup d’insuffisances. Et peut-être qu’elle devrait, de la même manière qu’elle a su se réunir autour de la guerre en Ukraine et prendre des décisions communes, pour la première fois d’un point de vue aussi grave politiquement, elle devrait pouvoir se réunir pour ce thème là [l’accueil des réfugiés]. »
L.B. : « Aimer véritablement ses parents, c’est accepter qu’ils ne soient pas parfaits, leur pardonner le fait qu’ils ne soient pas parfaits. Et savoir ce qu’on peut faire nous à partir de cette imperfection.»
- Pour dénoncer ces imperfections, sur le thème des réfugiés qui est habituellement traité plutôt de manière dramatique, le film use de la tonalité satirique. C’était une évidence pour vous ?
L.B. : « Oui c’était une évidence, parce que c’est ma manière de faire, après il faut trouver des actrices et des acteurs qui soient capables de rentrer dans ce registre-là. Trouver des gens assez fins pour être capables d’humour mais de ne jamais effacer la gravité de la situation, et ça c’est difficile. Vous pouvez faire des grimaces, pour faire rire, et ça marche mais vous effacez la gravité des choses. Isabelle Carré est parfaite pour ça parce qu’elle est très sérieuse. Et moi j’aime bien les acteurs et les actrices sérieux parce qu’ils prennent au sérieux les personnages. Ça ne veut pas dire qu’en dehors on ne peut pas rigoler, bien évidemment, mais par contre, toutes les scènes, il ne faut jamais essayer de les jouer drôles.»
I.C. : « C’étaient les situations qui étaient drôles. Et puis cette maladresse, cette envie de bien faire, cette bonne volonté jusqu’à l’absurde, c’est ça qui est drôle. Quand on est quelqu’un de très sérieux dans une situation impossible, il y a toujours un moment où on a envie de se marrer. La seule façon de s’en défendre, c’est de rire.»
- C’est ça qui vous a plu justement dans ce projet ?
I.C. : « Oui, ce qui m’a plu, c’était déjà le thème des migrants, que j’avais déjà abordé 10 ans auparavant d’une autre manière dans le film de Jean-Pierre Améris sur la jungle de Calais qui s’appelait Maman est folle pour France 3. Et puis ensuite la façon dont Lionel Baier le traitait, avec cette distance, en dénonçant, mais d’une façon tellement fine, tellement légère, tellement l’air de rien. C’est tellement malin, en fait, que je pense que ça peut produire ses effets. J’espère en tout cas.»
- Il y a une scène qui détonne par rapport à cette tonalité d’ensemble, c’est celle où la jeune réfugiée prend la parole. Est-ce que vous pouvez me raconter la genèse de cette scène et comment ça s’est passé sur le tournage ?
« Il n’est jamais trop tard pour se poser la question de l’intégrité du film »
L.B. : « C’était très chaud parce que quand on a tourné cette semaine il faisait 47 degrés, beaucoup de gens étaient présents, c’était une scène un peu particulière parce qu’elle n’est pas découpée de la même façon. Je n’ai pas fait un découpage avec des champs et des contrechamps, en demandant aux gens de redire la scène, j’ai laissé cette femme formidable raconter son expérience avec ses mots, je ne les ai pas écrits. Elle raconte quelque chose qui lui tient à cœur. Les Italiens voulaient qu’on fasse un casting pour choisir les gens qu’on allait mettre dans les camps. Pour moi c’était hors de question, j’ai demandé qu’ils fassent venir tout le monde et je les ai rencontrés avant pour faire connaissance avec eux. Cette femme était là, elle m’a raconté ce qu’elle dit dans le film, les trois priorités pour elle. Cette voix-là, moi je ne peux pas la porter, parce que je suis un homme blanc de 45 ans qui a eu la chance et la félicité de ne jamais me retrouver sur un bateau en pleine Méditerranée à seize ans, par contre elle, elle pouvait dire quelque chose qui me semble essentiel.
I.C. : « C’est une décision que tu as prise après la rencontre avec Élisabeth, ce n’était pas dans le scénario. C’est après cette rencontre qui t’a un peu bousculé que tu as voulu que cette remise en question se passe dans le film. »
L.B. : « Quand on fait un film, il faut toujours être préparé à changer d’idée. Il n’est jamais trop tard pour se poser la question de l’intégrité du film. Quand on commence un film, on a une certaine idée du film, et après les acteurs et les actrices viennent, avec une autre idée du film, et moi je trouve ça toujours bien quand ça diffère de ce que j’avais imaginé. Il y a une forme d’exotisme. Quand la cheffe-opératrice fait un cadre qui n’est pas exactement celui qu’on avait défini, ça m’intéresse, Isabelle fait une proposition qui n’est pas celle que j’avais imaginée dans le jeu et on se dit “bizarre mais intéressant, on va garder”. Il y a des gens qui arrivent comme Élisabeth, où je me dis cette voix-là, il faut qu’on l’entende. Il n’est jamais trop tard, même si parfois ça a tendance à déséquilibrer le film, produire une étrangeté. Moi j’aime beaucoup de films qui ont des impuretés et il faut revendiquer ces impuretés. Les œuvres d’arts qui sont fermées sur elles-mêmes et qui sont parfaites nous sont imprenables, ce sont des œufs qui nous glissent entre les mains. Alors que les livres, les disques, les films, qui ont des aspérités, on peut s’y accrocher. La vie est dure, c’est bien de pouvoir s’accrocher à des choses. »
- Donc vous souscrivez pas mal à la philosophie du personnage Isabelle sur les surprises ?
L.B. : « Oui, et je dirais même plus : c’est bien, les accidents. pas les accidents graves, mais les choses qui ne sont pas prévues et qui provoquent des sorties de route. »
- En parlant d’accident, et de ce qui arrive à la voiture pendant qu’ils sont partis explorer, comment est venue cette idée de l’irruption du fantastique par la météorite ?
« Je ne crois ni à la finitude ni à la perfection »
L.B. : « D’où ça vient, c’est toujours assez étrange quand on essaie de s’en souvenir. C’est une image qui est là depuis le début, dans la toute première version du scénario il y avait déjà cette météorite. Avant, c’était en ouverture du film, et après on l’a déplacé. Comme je disais tout à l’heure aux gens dans la salle, les gens ont souvent de très bonnes explications, leur propre inconscient parle, après moi je pourrais inventer plein d’explications, sur le drapeau européen, mais c’est plus beau de dire que sincèrement, je ne peux pas vous expliquer d’où ça vient. Ça doit venir d’une suite de choses, à un moment donné il faut que le ciel lui tombe sur la tête et peut-être que ce drapeau européen qui est si parfait, là aussi il est imprenable, et si une étoile se décroche d’un coup ça les rend plus humains. Vous savez, il paraît que ce drapeau à 12 étoiles représente la finitude et la perfection. Moi ça m’angoisse, je ne crois ni à la finitude, ni à la perfection. Je ne peux m’accorder qu’à des choses où tout est en chemin, où il n’y a pas de vérité. S’il y avait un petit trou avec une étoile qui manquait, ça me rassurerait un peu plus.»
- Isabelle, le personnage que vous incarnez est encore assez rare au cinéma, il s’agit d’une mère homosexuelle qui a choisi d’assumer. C’était important pour vous de défendre ce type de personnage ?
« C’est nécessaire que l’homoparentalité soit plus présente dans la fiction »
I.C. : « Oui, la question migratoire m’intéressait, mais ça, ça m’intéressait aussi. C’est après mon premier roman Les Rêveurs, où je raconte qu’après 14 ans j’ai été élevée en partie par un couple homoparental, que Lionel m’a demandé très délicatement ça m’intéresserait de jouer ce type de personnage, si ça ne résonnerait pas trop. Moi je dis au contraire, et je pense que c’est nécessaire que l’homoparentalité soit plus présente dans la fiction, à la télévision, à la radio… Je me souviens très bien, au moment de la manif pour tous, il y avait plein de débats à la télévision, tout le monde parlait des enfants d’homosexuels, comme quoi ils seraient malheureux, mais eux n’avaient pas la parole. Je n’ai pas vu une interview où on questionnait une personne concernée, pas une. J’ai dû aller chercher dans des blogs et des sites LGBT pour en trouver, j’ai même trouvé une réunion organisée par l’Assemblée nationale où on interrogeait des enfants d’homos sur leur ressenti. Et c’est la première fois de ma vie que j’entendais d’autres enfants de ma génération s’exprimer sur ça. Je me suis rendu compte que c’est vraiment une parole qui est confisquée. Donc j’étais très heureuse de pouvoir jouer ce personnage de Nathalie qui pose la question de la liberté, de ce qu’on montre comme modèle à ses enfants. et ça m’a fait beaucoup de bien finalement, par rapport à “une mère suffisamment bonne”, ce personnage de Nathalie. Moi qui suis très angoissée par rapport à mes enfants, les conséquences de ce que je peux faire, ce personnage me dit “si c’est juste pour toi et si tu as le courage d’y aller, même s’il y a quelques sacrifices (là c’est le sacrifice d’une séparation de 9 années, c’est beaucoup et j’en serais incapable), tu peux le faire”. En fait, ce personnage nous autorise à penser, nous les mères, qu’on n’est peut-être pas si coupables que ça. »
Merci à Isabelle Carré et Lionel Baier pour leur sincérité et leur simplicité.
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