Le soir de ses 10 ans, Ziad comprend que son père Bertrand a une liaison avec la voisine du cinquième étage. Désireux de rétablir l’harmonie entre ses parents, le petit garçon décide d’aller s’expliquer avec la maîtresse de son père…
On avait découvert la plume d’Isabelle Carré avec Les Rêveurs, et on l’a retrouvée cette année dans son formidable Le Jeu des si, mais en 2020, entre les confinements et fermetures des librairies, on était passé à côté du deuxième opus, Du côté des Indiens. Un roman qui constitue pourtant un pont intéressant entre les deux autres, posant les bases de la réflexion sur les multiples vies possibles qui irrigue son volume de 2022.
C’est une autrice qui ne se cache pas dans son texte, qui irait même comme un magicien révélant ses trucs nous expliquer ses sources d’inspiration, du chapitre introductif qui laisse entendre que la partie sur l’adultère au sein d’un même immeuble viendrait de l’écoute d’une émission de radio, jusqu’à la liste placée en fin d’ouvrage de toutes les références, citations empruntées à d’autres auteurs, paroles de chanson, scènes de film…
Il y a quelque chose d’extraordinairement honnête dans cette démarche qui tend à faire du livre un objet dont on n’oublie pas la nature, une œuvre qui ne prétend pas créer un monde dans lequel il nous faudrait entièrement basculer le temps de la lecture. C’est un rappel extra-diégétique qui constitue une façon de s’interroger sur le pouvoir de l’imaginaire, qui sera encore décuplé dans Le Jeu des si. En même temps, jusqu’au bout, Isabelle Carré réussit à surprendre, en trouvant le moyen de faire échapper son personnage à la destinée qu’elle-même lui a patiemment créée au fil du récit.
Ce livre dense ne l’est pas tant par les événements qu’il raconte que par la psychologie de ses personnages, qui tour à tour deviennent le point de vue par lequel nous saisissons un bout du puzzle : il y a cette classique histoire d’adultère perçue du point de vue de l’enfant qui la découvre, la vie de cette femme qu’on aurait pu facilement cataloguée comme la briseuse de ménage mais qui a connu son lot de souffrance, de déception et de dépossession d’elle-même, dans un milieu du cinéma que l’autrice connaît suffisamment pour qu’on puisse prendre au sérieux la terrible peinture qui en est faite, et puis le couple parental, Bertrand et Anne, enfermant chacun et chacune leurs secrets, qui lorsqu’on les découvre éclairent leur personnalité et leurs actions d’une lumière tout à fait différente. L’expression « du côté des Indiens » qui donne son titre au livre est le point commun entre la narratrice et son personnage de mère fuyant sa condition : un goût prononcé pour les perdants, ceux dont on sait dès le départ qu’ils seront vaincus mais qu’on choisit d’aimer quand même, parce qu’il y a, comme le dit Bashung, une force singulière dans leur combat désespéré, mais aussi dans la façon de se relever après la perte. C’est Muriel apprenant à vivre pour elle-même après avoir été la marionnette d’un autre, c’est Bertrand étonnamment ressuscité trouvant des plaisirs simples et esthétiques dans son quotidien, c’est Anne refusant de se satisfaire de sa situation de femme trompée, reprenant le pouvoir quitte à commettre l’irréparable, c’est Ziad enfin, enfant sensible et angoissé, qui aura plus d’une manière de trouver en lui de la force. À chacun d’elle et d’eux, l’autrice révèle ce qu’elle a donné d’elle-même, et cette galerie de personnages n’est peut-être au fond qu’un kaléidoscope qui permet de tenter d’approcher ses multiples facettes. Comme tous/tes les écrivain(e)s, elle est tous ses personnages à la fois, mais si elle leur insuffle vie, il peut arriver qu’ils la dépassent. Au premier degré, c’est un magnifique roman sur les vicissitudes de la vie familiale, et la façon toute personnelle de chacun(e) à surmonter les drames. En filigrane, c’est presque un traité d’écriture, dont l’aboutissement est la création du Jeu des si.
Hâte de découvrir cette autrice !