Après le départ de leur fille cadette de la maison, Isabelle s’éloigne de son mari. L’homme s’interroge sur le futur de leur mariage, et se lamente lorsqu’elle décide de faire chambre à part, lui refusant toute relation sexuelle…
Dans un paysage littéraire français souvent préoccupé des mêmes problématiques, on peut saluer Amélie Cordonnier pour le chemin qu’elle est en train de se tracer, livre après livre. En quatre ans et trois romans, elle s’impose comme la spécialiste des questions familiales délicates, de celles encore taboues, que peu ont eu le courage de décortiquer avec sérieux. Dans Trancher, elle analysait l’emprise subie par une victime d’une violence conjugale d’abord psychologique, déconstruisant le cliché des baffes qui pleuvent comme seuls dommages. Dans Un loup quelque part, elle questionnait à la fois l’instinct maternel et le racisme ancré avec un bébé à la peau étonnamment foncée. Avec Pas ce soir, elle s’impose un défi supplémentaire, puisque tout le récit, autour de l’éloignement d’un couple de quinquas et du syndrome du nid vide, est narré du point de vue de l’homme.
Il faut saluer l’effort de l’autrice qui réussit à rendre extrêmement crédible la voix intérieure de son personnage masculin, dont toutes les pensées nous sont livrées sans filtre dans un monologue ininterrompu. On retrouve bien sûr ce qu’on a déjà pu apprécier dans ses romans précédents, un style à la fois proche de l’oralité et très fluide, mais aussi imprégné de nombreuses références culturelles (poèmes, chansons…), et qui joue avec les sonorités, pratiquant souvent la rime interne et le jeu de mots signifiant presque psychanalytique.
Ce qui arrive à Isa et à son mari, c’est une situation au fond bien courante : autour de la cinquantaine, leurs deux filles quittent tour à tour le domicile familial, l’une restant proche géographiquement mais la deuxième s’étant envolée pour des études à Boston. Si l’époux ne semble guère obnubilé par un travail dont il parle très peu, végétant en réunion, le plus souvent l’esprit ailleurs, l’épouse est très investie dans sa librairie qui lui demande beaucoup d’énergie. Le départ des enfants coïncide avec la fatigue du quotidien, la routine installée depuis vingt-trois ans d’union, mais aussi la ménopause, comme on l’apprend tardivement dans le récit. Tardivement, car nous vivons toute la situation d’un œil masculin. Et s’il se vante d’avoir été présent pour les premières règles de son aînée, le cadre plus si dynamique a visiblement une piètre connaissance de la réalité biologique du corps féminin à l’âge qui est le sien et celui de sa compagne.
La prouesse d’Amélie Cordonnier, c’est de nous faire par instants compatir aux souffrances de l’homme, quand bien même le discours intérieur de celui-ci n’est qu’une longue plainte totalement égocentrée autour de son obsession pour le sexe. On aurait envie de lui hurler à la face de communiquer avec sa femme, de prendre le temps de l’écouter, de s’intéresser à son évident mal-être, voire d’envisager de consulter ensemble une aide extérieure, au lieu de se focaliser sur sa queue en berne. En bon symbole de son genre, il tente de détourner les concepts féministes tels que MeToo ou le harcèlement de rue, dans un classique cas de « male tears ». Là où le livre donne vraiment à réfléchir, c’est lorsque son protagoniste se permet l’emploi du terme de « misère sexuelle ». Il a pourtant accès au porno en ligne, deux mains en état de fonctionnement, et bientôt un nouveau jouet et des opportunités extra-conjugales qui lui tombent toutes cuites dans le bec. Ce que révèle le roman, c’est l’incompréhension fondamentale entre les genres, chacun centré sur ses propres souffrances (notamment hormonales, puisqu’Isa subit les affres de la ménopause). Et le réflexe facile du repli sur des comportements clichés, en lieu et place d’une vraie empathie et d’une vraie communication qui seules pourraient offrir une planche de salut. En terminant Pas ce soir, on se dit que cet exemple si réaliste rappelle à quel point l’éducation à l’écoute de l’autre, mais aussi à la sexualité dans ses aspects émotionnels et au fonctionnement du corps tout au long de la vie, sont des sujets qu’on ne peut se permettre de mettre sous le tapis un instant de plus.
A découvrir aujourd’hui et à lire dans les prochains jours ! En tout cas, après la lecture de cette chronique, hâte !
Stay tuned alors, on va normalement reparler prochainement d’Amélie Cordonnier par ici…