« Les Choses humaines » : des gens malheureux

Venu à Paris pour la cérémonie de remise de la légion d’honneur à son père, journaliste politique de télévision, Alexandre Farel se voit proposer par sa mère d’emmener Mila, la fille de son nouveau compagnon, à une soirée…

Ce qui frappe en découvrant le roman de Karine Tuil après le film d’Yvan Attal, c’est à quel point en dépit de sa durée, son grand nombre de personnages et de thématiques, son alternance de points de vue, l’adaptation est moins riche que le texte.

Le texte, lui, est divisé en parties qui présentent les différents personnages mais on ne peut pas parler d’une alternance stricte des points de vue comme dans le film. On verra certes un peu Mila et son père, mais la focalisation est très clairement portée sur la famille Farel. Et même davantage sur le père et la mère que sur le fils.

En revanche, ce qu’on sait de Mila et Alexandre, avec certitude, c’est que coupable et victime ont un point commun majeur avant leur rencontre, dont on est même étonné qu’il ne soit pas listé lorsqu’au procès est évoqué la liste de leurs ressemblances. Oui, il y a la crainte commune du jugement social. Oui, il y a les dégâts causés par l’affaire. Mais surtout, il y a la situation initiale de deux jeunes gens déjà profondément en souffrance.

Une souffrance causée par deux paramètres, qui font de l’œuvre une démonstration de déterminisme social : le monde contemporain dans lequel les deux jeunes gens évoluent, et les travers de leur famille. Le procès d’Alexandre devient en quelque sorte celui de son milieu et de ses parents. Un père absent, peu impliqué, mais tyrannique, humiliant, violent lorsqu’il est là, qui a donné comme exemple de relations intimes une double vie connue et des aventures sans lendemain. Une mère peu présente également, soumise quoi qu’elle professe à cet homme plus âgé, qui a fini par faire voler en éclat la famille pour une passion sexuelle formulée en termes d’histoire d’amour. Un milieu élitiste, dur, sexiste, discriminant, qui achève volontiers les faibles et Alexandre, après une tentative de suicide, ferait n’importe quoi pour échapper à l’incarnation de la faiblesse, quitte à se créer une sexualité brutale ornée de mots crus. C’est aussi l’histoire d’un jeune homme qui n’a eu d’éducation sexuelle que les vidéos pornos et les défis débiles entre camarades bien nés…

De Mila, on saura moins de choses, mais elle grandit dans un milieu juif ultra-conservateur où la sexualité, comme l’alcool, sont proscrits. Traumatisée par un enchaînement de catastrophes (avoir été élève de l’école attaquée par Merah, avoir vécu six mois en Israël sur décision de ses parents, rentrés faute de s’y être intégrés, puis avoir été trimballée aux États-Unis par sa mère, sans que jamais personne ne se soucie des impacts de cette suite d’arrachements), en rébellion contre les préceptes maternels, elle a hélas tout autant le profil de la victime qu’Alexandre a celui de l’agresseur. C’est là qu’on en arrive à ce que l’avocat général appelle « un viol opportuniste ». C’était possible, c’était facile, alors il l’a fait.

Mais il n’a pas conscience d’être violeur, car la société a si peu promu le consentement et l’a tant bercé dans l’idée que tout lui était offert qu’il ne parvient pas à l’envisager autrement que séduite. Vraiment ? À force de déterminisme, on en oublierait presque la possibilité du libre-arbitre, et le malaise qui l’envahissait au lendemain de l’acte. Sans poser les mêmes termes, Alexandre avait une vague conscience d’avoir « merdé », d’être « allé trop loin ». Mais hélas à aucun moment le récit ne revient sur l’existence de cette intuition.

Au contraire, il se complait à offrir une tribune aux personnages de Jean et Claire, leurs visions délétères du féminisme, des médias, des réseaux sociaux, de la liberté de parole. Les personnages sont tous malheureux, et tous ont des raisons de l’être, surdéterminés jusqu’à la moelle, et quelque part, tous sont problématiques. Dans ce récit, l’humanité n’est que souffrante et haïssable, parce qu’elle perpétue la souffrance reçue. La plume de Karine Tuil énonce les évidences, les clichés auxquels aucun ne parvient dans son intrigue à se soustraire. Elle pose les grands sujets de l’époque sur la table et nous permet d’y réfléchir. Évidemment ces sujets sont passionnants, et la multiplicité des paramètres l’est davantage. Mais en choisissant in fine de suivre Alexandre, plutôt que Mila, l’autrice finit par adopter les travers de ses personnages, par se ranger du côté de cette caste de coupables qui aiment se poser en victimes. On n’est d’un coup moins étonné de voir Yvan Attal adapter ce récit, quand bien même le film expurgerait les indices les plus flagrants de son positionnement.

2 commentaires sur “« Les Choses humaines » : des gens malheureux

Ajouter un commentaire

    1. J’ai vu le film avant de lire le roman pour ma part. C’est assez fidèle mais le livre est plus riche. Et quelque part plus problématique aussi dans sa chute je trouve.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Retour en haut ↑

%d blogueurs aiment cette page :