Dans le trolleybus, Petrov se sent fiévreux. Descendant pour rentrer chez lui, il est intercepté par un vieil ami qui l’emmène picoler dans un corbillard. Le mort disparaît, et Petrov ne retrouve son ex-femme et leur fils que pour constater qu’eux aussi sont malades…
Le roman russe de l’estonien Alexeï Salnikov avait créé la surprise en 2016-2017. Il ne fallait pas moins que le génial Kirill Serebrennikov pour s’attaquer à ce récit difficilement adaptable par son principe même. Car la forte fièvre qui saisit Petrov, protagoniste que l’on suit pendant quelques jours dans sa vie courante, lui cause un mélange d’hallucinations éveillées et de rêves cauchemardesques qui constituent une surcouche au réalisme de son quotidien.
Dans un geste audacieux, le cinéaste déploie toutes ses qualités techniques au service d’une œuvre dont la narration se dilue constamment. D’un cut sévère ou d’un habile retournement de l’objectif, Petrov, et nous avec, passons de l’intérieur à l’extérieur, du présent au passé, du trolleybus au corbillard. Pas un répit, pas un temps mort, et malgré toute la concentration possible, le mouvement nous retourne la tête comme la fièvre affecte la raison du protagoniste. De fait, on se retrouve à s’interroger très régulièrement sur la réalité de ce que nous voyons, et la façon dont chaque scène se relie à la précédente.
Il faut dire que ce que l’on observe est assez loin de la normalité du quotidien : descendre d’un bus pour abattre des gens dans la rue, boire des coups entre copains accoudés à un cercueil plein, aider un ami dans ses projets suicidaires… (a fortiori quand l’ami en question porte le même prénom et les mêmes ambitions littéraires). Mais au-delà de ce qui entoure Petrov lui-même (Semyon Serzin), certaines scènes dans lesquelles il est absent flirtent également avec le cauchemar ou le fantastique. C’est notamment le cas de tout l’arc narratif autour des « crises » dont son ex-femme (Chulpan Khamatova) est victime. Lorsqu’une situation dérape et qu’une goutte de sang jaillit, ses yeux noircissent derrière ses lunettes et elle semble prise d’une folie meurtrière. À travers les surgissements brutaux d’une violence gratuite, on aperçoit entre les lignes la critique d’une société de privilèges et de népotisme, illustrée par l’exemple du milieu littéraire.
Alors que les ombres et le sang semblent partis pour dévorer peu à peu la photo d’un jaune Jeunet halluciné, le film s’en détourne alors que Petrov rentre à la maison et retrouve son fils, fiévreux lui aussi. S’il est un peu inconséquent, il n’en est pas moins un père aimant capable de comprendre l’importance du jeu, de la créativité et de la magie de Noël. D’une époque à l’autre, la fille des neiges fait désormais moins rêver que Sonic le rebelle, mais l’enfance reste l’âge où l’on braverait tous les dangers pour une journée d’amusement follement désirée et anticipée.
À la douceur de quelques moments père-fils s’ajoute le plaisir de l’imagination. Petrov, auteur de BD de science-fiction sur son temps de loisir (on aurait d’ailleurs aimé voir davantage ses planches à l’écran, avec l’espoir qu’elles s’animent sous nos yeux), croit aux extraterrestres quand ça l’arrange, ce qui occasionne quelques apparitions surprenantes, et notamment une petite animation de graffiti qui rappelle les meilleures scènes de Leto.
S’il peut décontenancer par sa difficulté à se laisser analyser d’un point de vue scénaristique, La fièvre de Petrov est une vraie belle proposition technique et esthétique, un cinéma plus expérimental que narratif, avec des images fortes qui imprègnent la rétine.
Votre commentaire