Roberto, chercheur et chirurgien émérite, travaille sur un concept de « super-peau » à partir des propriétés de celle du cochon. Depuis la mort de sa femme et de sa fille, il vit seul dans sa grande maison-clinique avec sa gouvernante Marilia et son cobaye, Vera…
Entouré de mystère lors de sa sortie en salles, La Piel que habito est pourtant la deuxième incursion de Pedro Almodóvar du côté de l’adaptation littéraire : après En chair et en os, c’est Mygale de Thierry Jonquet, paru en Série noire Gallimard en 1999, que le cinéaste remanie sur grand écran.
Point commun des deux livres auxquels Almodóvar s’est consacré : la place prépondérante de la vengeance. Un sentiment maintes fois exploré dans la filmographie de l’Espagnol, qui en fait un de ses sujets de prédilection. Dans La Piel que habito, c’est un plat qui se mange à tous les degrés, en prenant le temps d’en savourer chaque bouchée à mesure qu’il refroidit.
Encore faut-il comprendre qu’il s’agit d’une vengeance, ce qui n’est clarifié que vers le milieu du long-métrage, qui s’embarque dans un flashback permettant de comprendre la naissance du projet fou de Roberto. Techniquement, le film est un vrai travail de maestro, tant dans son écriture chirurgicale que dans son esthétique glaciale. On l’a tellement associé à des visuels baroques, colorés, au courant de la Movida, aux milieux underground, qu’il est difficile de reconnaître le style d’Almodóvar dans ce manoir dominé par les caméras de surveillance, les écrans de contrôle, les passe-plats et monte-charges qui permettent une séparation de corps entre les personnages. Et puis il y a cette chambre, blanche, ces combinaisons, noire et nude, ce masque médical blanc sur le visage de Vera. La couleur a comme disparu de ce monde, et encore, le réalisateur avait envisagé de tourner en noir et blanc, comme pour appuyer l’hommage à des maîtres de l’horreur tels que Franju ou Fritz Lang.
En dépit de ce changement de couleurs, on retrouve suffisamment d’éléments caractéristiques pour identifier la patte du réalisateur : un viol, un changement de genre, une vengeance, des morts brutales, des scènes de sexe… Le casting est aussi composé de figures que l’on avait déjà pu croiser chez le cinéaste : Antonio Banderas et Marisa Paredes font leur grand retour, Elena Anaya, présente dans Parle avec elle, remplace Penélope Cruz (occupée par Pirates des Caraïbes à l’époque). Et c’est tant mieux, car, moins connue du public, elle incarne davantage le mystère, avec ses grands yeux humides comme déconnectés de son visage figé, quasi exempt d’expression émotionnelle.
Extrêmement bien mené, pervers et cruel à souhait, avec suffisamment de rebondissements et de tension psychologique pour tenir en haleine, La Piel que habito peut surtout souffrir la critique sur le choix (déjà imputable à l’auteur du roman), de présenter le changement de genre comme appartenant à un plan de vengeance, et non pas à une impulsion intérieure. Peut-on taxer de transphobie le cinéaste qui a par ailleurs régulièrement présenté une fluidité de genre désirée par ses personnages ? Comme pour le sujet du viol, il s’agit d’une thématique dont le traitement divers au fil des films laisse planer un certain doute sur la compréhension et l’empathie d’Almodóvar sur ces sujets. Ici, on comprendrait aisément que le métrage puisse choquer les personnes concernées, tant la vision négative est prégnante. En même temps, on ne peut nier que la punition fasse sens au vu de l’offense commise. Soulever la question revient à s’interroger sur les limites de la cruauté humaine que l’on peut décemment présenter. On pourra toujours souligner qu’en dépit de son crime, Vera est considérée par la caméra comme le personnage central du récit, presque l’héroïne qu’on a envie de voir réussir (en atteste la fin choisie), alors que Roberto offre à Banderas un rôle de vrai méchant, quand bien même on compatirait à ses souffrances. Au-delà, se trame encore les questions du transhumanisme et de l’eugénisme, pour une œuvre si dense qu’on voudrait, comme ses personnages, l’ouvrir au scalpel.
Je me souviens avoir vu ce film a sa sortie, je venais de passer mon bac et je passais une semaine de vacances avec une amie. Ce film nous a traumatisé et j’aimerais beaucoup le revoir après toutes ces années…