Victor s’attend à un deuxième rencard avec Helena, mais celle-ci le méprise. Alors qu’ils se disputent, la police survient et la tension monte. Un coup de feu est tiré, qui va conditionner la suite de leurs existences…
Après La fleur de mon secret, Almodóvar poursuit dans une veine plus réaliste et moins déjantée que la première partie de sa carrière. Le tournant continue de s’opérer avec En chair et en os, qui trouve sa source dans le roman L’homme à la tortue de Ruth Rendell. Le scénario, coécrit avec Jorge Guerricaechevarría et Ray Loriga, s’éloigne assez largement du livre, dont il ne conserve que la situation d’un tir laissant paraplégique un policier, entraînant des rancœurs au long terme.
Quelque part entre le thriller psychologique et la tragédie antique, En chair et en os s’appuie sur cinq personnages, trois hommes et deux femmes, pour un jeu de billard à trois bandes où un coup de queue peut entraîner la mort. Éros et Thanatos, ce couple phare si souvent illustré dans la fiction, est ici rejoué avec brio par des interprètes hautement investi(e)s (Javier Bardem, Liberto Rabal, Francesca Neri, Ángela Molina et José Sancho). Alors que le roman mettait en scène un personnage de violeur, un motif récurrent chez le cinéaste, celui-ci s’en défait pour faire de Victor un genre d’idéaliste. Après une première fois qui lui a laissé un souvenir ému, ce dernier est convaincu que sa partenaire voudra nouer une relation avec lui. Mais voilà, Helena n’a pas la même vision des choses. Par la suite, le jeune homme cherche à avancer et à réparer les torts subis sans faire appel à la violence physique, mais plutôt en inspirant l’amour et donnant du plaisir. Un renversement intéressant, d’autant plus qu’il fait appel, en pendant, à la jalousie dont font preuve chacun à leur manière David et Sancho. Le film souligne ainsi la possessivité des hommes, persuadés que leurs compagnes sont leurs propriétés, alors que Victor réplique qu’une femme n’appartient pas à son conjoint.
Au-delà de l’aspect prenant et réussi du thriller, qui offre également des plans très léchés, en particulier sur l’aspect érotique mais aussi dans un travail de symétrie (la découpe d’une orange devient un plan parfait) ou de cadrage (quelques scènes de handisport particulièrement réussies et un travail autour de la hauteur du regard de David, en fauteuil roulant), le film dispose d’un sous-texte politique intéressant sur l’évolution de l’Espagne. En effet, la scène d’ouverture, contenant la première apparition de Penelope Cruz chez le cinéaste, en jeune prostituée en plein accouchement, est à mettre en balance avec l’arrivée imminente d’un enfant à la fin du métrage. Entretemps, vingt-cinq ans se sont écoulés, l’espace d’une génération : Madrid des années 70, rongée par la peur instaurée par le franquisme, aux rues désertes, a bien changé de visage. Certains quartiers sont en déréliction, mais d’autres ont émergé, et le centre-ville est animé et vivant comme jamais. Les hommes de la vieille garde n’avaient que la violence comme pilier de leur virilité, frappant leurs compagnes, buvant au moindre désagrément, hurlant un flingue à la main. La génération de Victor, elle, ne voit plus les femmes comme objets à posséder à son bras mais comme partenaires d’un jeu sexuel fondé sur la communication et l’apprentissage permanent.
C’est paradoxalement dans l’un de ses films les plus classiques, dans sa structure et dans le choix des personnages présentés (c’est l’un des rares métrages du cinéaste qui n’explore ni les milieux artistiques, ni underground, ni ne met en lumière la communauté LGBT+), que le cinéaste fait preuve de la plus grande modernité dans les dialogues et les motivations d’un personnage masculin. Ce qui aurait pu n’être qu’un thriller sur fond de rivalité amoureuse devient le témoignage d’un tournant dans la société, espéré à défaut d’être forcément réel.
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