« Le genou d’Ahed », les choses qu’on dit, les choses qu’on filme

Y, cinéaste, est invité par la directrice des bibliothèques du Ministère de la culture israélien à un débat avec le public après la projection d’un de ses films, dans un village isolé en plein désert…

Avec Synonymes, Nadav Lapid avait déjà mis en scène l’importance capitale du langage dans la construction de l’identité. Même si le sujet de son nouveau long-métrage, prix du Jury à Cannes, semble à première vue différent, il trouve moyen d’y revenir sous une autre forme.

En effet, au départ, le film n’est pas tant affaire de texte que d’images. C’est d’abord visuellement que le cinéaste frappe fort, avec une séquence introductive difficile à suivre, qui se focalise sur le projet de film de son protagoniste, autour de la jeune Ahed Tamimi, personnage médiatique du conflit israélo-palestinien. Pendant son incarcération pour avoir giflé un soldat israélien, l’adolescente palestinienne est visée par le tweet d’un homme politique souhaitant qu’elle soit estropiée d’une balle dans le genou. C’est donc par un plan sur ce genou dénudé que démarre le film, conformément à son titre, dont il s’éloigne ensuite. Car le projet de film du réalisateur Y n’est qu’une façon de présenter le personnage et sa posture dénonciatrice du régime israélien.

Le chorégraphe Avshalom Pollak incarne une sorte de double de Nadav Lapid, qui a lui-même connu en 2018 la situation qu’il décrit : invité à présenter la projection d’un de ses films, il a dû remplir un document officiel certifiant qu’il n’aborderait aucun thème que le gouvernement ne souhaiterait pas voir discuté. Forcément tourné en catimini (en 18 jours), le métrage apparaît comme une revanche, la mise en œuvre à l’écran de ce que le cinéaste n’a pas pu faire sur le moment, et que son protagoniste tente à nouveau d’accomplir : dénoncer la censure et la privation de liberté des artistes par le régime israélien.

L’état d’esprit troublé du protagoniste apparaît d’abord par la mise en scène, qui n’hésite pas à filmer en caméra subjective son regard qui s’égare, du désert à son interlocutrice, avec laquelle on sent poindre une forme de tension qui aurait pu virer sexuelle mais tourne au combat politique. Nur Fibak incarne une jeune femme tiraillée entre ses opinions artistiques et personnelles, dont l’admiration évidente pour son interlocuteur, et son rôle professionnel qui l’oblige à lui faire signer l’embarrassant formulaire, ce qu’elle repousse autant que possible. Petit à petit, la mise en scène se fait gentiment punk en suivant le protagoniste qui danse seul dans le désert, extériorise comme il peut son malaise intérieur, associant la tristesse que sa mère âgée ne soit plus en état de l’accompagner (la mère de Nadav Lapid, monteuse de tous ses films précédents, est décédée peu avant l’écriture du scénario, les passages où le cinéaste lui enregistre des pastilles vidéo pouvant apparaître comme un hommage) et la colère contre le régime dont il ressent l’étau même seul au milieu des cailloux. Et peu à peu les mots se bousculent, prennent de l’importance. Ce qu’on dit, et la trace de ce qu’on dit, devient l’enjeu de tout le stratagème qui pourrait faire tomber la directrice des bibliothèques tout en dénonçant le traitement politique des artistes. Qu’a fait Y lors de son service militaire ? Que va-t-il faire aujourd’hui ? Au-delà de sa diatribe acerbe et comme sous acide, qui fait du film un pamphlet virulent, quels seront ses actes ? Mise en abyme de la situation de son réalisateur, cri de rage à l’égard de son pays, le film rappelle dans sa conclusion It must be heaven de son compatriote Elia Suleiman. Le cinéma israélien continue de se nourrir de la pensée politique de ses auteurs, mettant l’audace formelle au service de la radicalité du message.

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