Un héros
Rahim est en prison pour une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission, sa compagne lui fournit un sac contenant des pièces d’or qu’il souhaite vendre. Mais rongé par le remords, il décide de rechercher la propriétaire pour lui rendre son bien…
Son dernier opus, Todos Lo Saben nous avait laissé sur une certaine déception. Pourtant, on a redonné sa chance à Asghar Farhadi avec son nouvel opus, Grand Prix à Cannes. Le réalisateur iranien revient dans son pays après son escapade hispanique, et retourne en même temps à ce qu’il sait faire de mieux.
Sans grands effets de manches côté mise en scène, avec une caméra portée qui suit ses personnages de près, prend toujours le temps de s’attarder sur les visages, de capter les nuances des émotions et les réactions de chacun(e) aux faits et dires des autres, à l’exception de la construction plus notable en plan fixe de la scène de clôture, le film vaut moins par son esthétique, au demeurant très sableuse et claire dans ses tonalités, sans plan nocturne.
Ce qui compte avant toute chose, c’est l’écriture. Celle de l’intrigue, qui permet d’épuiser petit à petit toutes les potentialités qui s’offraient au protagoniste, le renvoyant sans cesse à sa dette et à la case prison, mais au-delà qui offre des variations donnant l’occasion à chaque acteur de l’affaire de révéler sa part sombre et ses turpitudes, à mesure que l’étau se resserre. Le long-métrage a beau avoir l’air de se concentrer sur un cas extrêmement précis, celui d’une courte de permission de Rahim au cours de laquelle il essaie de trouver moyen de rembourser une partie de sa dette et convaincre son créancier de retirer sa plainte afin de ne pas retourner derrière les barreaux, il s’octroie au passage une réflexion pertinente par petites touches tant sur l’argent qui pourrit tous les rapports humains que sur la médiatisation et ses travers, l’honneur d’un homme ou les intérêts politiques qui président à sa destinée au moins autant que ses propres actions. Quelle prise à encore Rahim sur son avenir lorsque la direction de la prison, une association de bienfaiteurs/trices, sa propre famille, celle de sa compagne et celle de son créancier, se mêlent de ses décisions et ont chacun(e) leur idée de ce qu’il doit faire pour satisfaire leurs intérêts propres ?
L’écriture des personnages est également d’une grande finesse psychologique, et soutenue par des interprétations sans failles, notamment celle d’Amir Jadidi qui construit peu à peu un personnage d’une grande humanité à la fois dans ses valeurs et dans ses erreurs. Sans jamais juger directement qui que ce soit, le long-métrage nous permet de comprendre les points de vue de chacun(e). Le conflit de base qui oppose Rahim à Braham est plus complexe qu’il n’y paraît. Certes, en nous plaçant aux côtés de Rahim depuis le début, le réalisateur pourrait nous inviter à prendre parti pour lui, et souhaiter sa libération, faisant de Braham le méchant créancier qui refuse la sortie de ce père de famille et amoureux transi. Mais pour autant, le scénario laisse à l’opposant l’espace pour s’exprimer et faire valoir ses droits également : garant obligé de vendre ses biens, ceux de son épouse et de sacrifier la dot de sa fille pour éponger les dettes créées par Rahim auprès des usuriers, l’homme ne demande après tout que la garantie de rentrer dans ses fonds pour faire preuve de magnanimité.
À l’inverse, si Rahim est un temps présenté en « héros » par les médias, les dirigeants de la prison, l’association et passant pour tel aux yeux de son fils, l’homme n’en est pas moins un piètre gestionnaire qui s’est mis en difficulté par son échec entrepreneurial, qui n’hésite pas à impliquer sa compagne dans un vol et une usurpation d’identité pour tenter de s’en sortir, et qui à chaque élan de ses valeurs ne fait en réalité que réparer un mal causé précédemment.
Au milieu de cet imbroglio, il y a l’enfant, petit garçon bègue que tous et toutes essaient d’utiliser en permanence, victime première de la situation, innocent sacrifié sur l’autel des intérêts des adultes. Il y a du conte moral et de la tragédie dans Un héros, il y a aussi un portrait nuancé d’homme tentant en vain de réparer ses torts, et celui d’une société dirigée par l’envie de paraître plus que de se conformer réellement à une éthique. Si on laisse à Farhadi le temps de déployer lentement ses thématiques, on ne peut que s’incliner devant la pertinence et l’intelligence de son retour dans les salles obscures.
John and the Hole
En testant le drone offert par son père, John découvre un trou dans la forêt, soubassement d’un bunker qui n’a jamais été achevé. Quelques jours plus tard, il y enferme toute sa famille…
L’Espagnol Pascual Sisto s’appuie sur un scénario de Nicolás Giacobone (qui a notamment scénarisé Birdman) pour déployer une histoire énigmatique, celle d’un gamin de 13 ans, John, qui vit une existence tout ce qu’il y a de plus normale entre l’école, sa famille composée de ses parents et sa grande sœur et ses cours de tennis. John est peu expressif, peine à expliquer ses cheminements de pensée et à mettre des mots sur ses affects. Solitaire, il a un seul ami avec lequel il joue en ligne à un jeu de tennis.
Malgré sa sévérité, son père lui offre un cadeau : un drone avec lequel explorer la forêt voisine. Lors d’une excursion, le jeune garçon trouve par hasard un énorme trou bétonné, que ses parents lui présentent comme étant un bunker jamais achevé. John se met alors à poser des questions bizarres, fomentant en réalité un plan machiavélique qui le conduit à jeter sa famille au fond du trou.
Sorte de fable sur l’émancipation et la vie d’adulte, John and the Hole conserve des parts de mystère, comme le rôle de la petite fille rousse à laquelle sa mère semble raconter l’histoire de John. Le petit Charlie Shotwell impressionne dans ce rôle silencieux non dénué de profondeur. Mais ce qui retient surtout l’attention, c’est la mise en scène millimétrée. Avec un usage toujours pertinent des hors champs, et un joli travail de son, le film prend son temps pour nous révéler ses secrets. Ses silences soulignent les difficultés de communication de la société contemporaine, que les bruits du quotidien tels que les chocs des balles de tennis, viennent d’autant plus mettre en valeur.
Dans l’inquiétude qui gagne les parents (Michael C. Hall et Jennifer Ehle) et finit par les placer à la merci de leur enfant, comme dans l’air glacial de John, il y a quelque chose de la cruauté et de la dissection sociale d’un Lánthimos. Un beau travail qui donne envie d’en voir plus du réalisateur.
Julie (en 12 chapitres)
Julie ne sait pas trop ce qu’elle veut faire de sa vie, tous les six mois elle se lance dans une nouvelle carrière. Dans une soirée, elle rencontre Aksel, auteur de bandes dessinées quadragénaire et s’installe avec lui…
Déjà quatre ans depuis Thelma, et Joachim Trier revient avec un nouveau film co-scénarisé avec Eskil Vogt (dont on pourra découvrir également dans quelques mois la réalisation The Innocents), autour de Julie, un personnage spécialement écrit pour Renate Reinsve, comédienne de théâtre qui avait une réplique dans Oslo, 31 août mais avait durablement marqué le cinéaste. La Norvégienne a même remporté le prix d’interprétation grâce à ce rôle-titre qui suit la vie d’un personnage féminin découpée en un prologue, 12 chapitres courts et un épilogue.
Et en effet, elle met beaucoup de sensibilité dans ce rôle, et apporte une vraie lumière à l’écran, donnant de la nuance au cheminement intérieur de son personnage. À travers le portrait de Julie, le film interroge la situation des trentenaires d’aujourd’hui qui ne trouvent pas leur place et peinent à se lancer dans une carrière et à établir une vie privée stable.
Esthétiquement, le film est lumineux et créatif, avec une certaine inégalité entre les chapitres. Certains sont assez conventionnels dans leur réalisation, quand d’autres font preuve d’une mise en scène plus audacieuse (le passage délirant avec les champignons qui emploie même un personnage d’animation intégré dans les prises de vues réelles) ou de trouvailles qui apportent une forme de poésie et de tendresse au métrage, telles que le chapitre où Julie parvient à suspendre le temps grâce à l’interrupteur de sa cuisine.
Pourtant, quelque chose chiffonne dans l’écriture. D’une part, même si l’on suit le personnage de Julie, celle-ci reste assez peu développée. Sa famille est très peu présente à l’écran, bien qu’on comprenne qu’elle vit dans la déception que son père, qui a refondé une famille après le divorce, ne lui apporte pas l’attention qu’il devrait. On ne lui voit pas d’ami(e)s proches, pas d’activité(s) ou de passions. À vrai dire on ne sait pas trop qui est Julie, au point d’être surpris(es) lorsque la voix off la présente comme une éternelle optimiste pleine de joie de vivre, alors qu’on la percevait plutôt comme une jeune femme en proie à un doute existentiel lancinant. Car tout ce que l’on voit d’elle, c’est sa vie amoureuse, tiraillée entre deux hommes : Aksel, un auteur de BD satiriques sexistes, et Eivind, un écolo sportif. L’un veut absolument un enfant avec elle, insistant alors qu’elle ne se sent pas prête pour fonder une famille, l’autre professe qu’il ne veut surtout pas ajouter un être à la planète, sans l’interroger sur son adhésion à cette théorie. C’est ainsi que Julie est sans cesse ramenée par son entourage masculin (mais pas seulement) à son statut de potentielle mère. Pour une jeune femme qui tient des propos féministes au début du film, remettant à sa place un homme qui lui fait du mansplaining, il est étonnant qu’elle accepte de vivre avec un type qui sous couvert d’art rabaisse les femmes (comme on le comprend plus nettement dans la séquence télévisée même si la voix off indique dès le départ qu’elle avait de son œuvre l’image de quelque chose de sexiste) et qu’elle se laisse ainsi réduire à son utérus. À ce sujet, le scénario nie de façon problématique le non-désir d’enfant comme autre chose qu’une phase amenée à être dépassée.
D’autre part, alors qu’on en sait assez peu sur Julie, ses passions, ses convictions, ses ami(e)s, on voit copieusement l’entourage d’Aksel, on connaît ses activités, ses envies, et le personnage a droit à une évolution notable avec un élément inattendu dans son arc narratif. Anders Danielsen Lie a tendance à voler ses scènes dans la dernière partie, reléguant les problèmes de Julie au second plan. On peut saluer la prestation de l’acteur, avec une large palette de jeu, qui finalement impressionne au moins autant que celle de Renate Reinsve. Pour un portrait de femme, c’est un peu dommage qu’on en retienne les hommes…
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