« Les sorcières d’Akelarre » : et l’Inquisiteur créa ce dont il avait peur

Un groupe de jeunes filles du Pays Basque est arrêté, sur le soupçon de l’organisation d’un sabbat. Pour sauver leurs peaux, Ana décide de donner à l’Inquisiteur ce qu’il attend…

C’est durant la promotion de son premier long-métrage que le réalisateur franco-argentin Pablo Agüero lit La sorcière de Jules Michelet. Il est bouleversé par l’aspect social de la chasse aux sorcières, et se prend d’empathie pour les femmes, souvent d’origine modeste, accusée de sorcellerie par l’Inquisition. Germe alors l’idée d’un film qui prendrait le point de vue non des bourreaux mais des victimes. Passionné par les personnages de femmes fortes, et par le rapport social au corps féminin, le cinéaste ne se sent toutefois pas entièrement qualifié pour son sujet, et caste la scénariste Katell Guillou pour écrire les dialogues des jeunes filles entre elles, pendant qu’il creuse l’histoire de l’Inquisition et en particulier la figure de Pierre de Rosteguy de Lancre, magistrat français ayant participé à une chasse aux sorcières en admettant sa fascination pour elles.

La situation initiale est assez classique, autant dans son intrigue que dans son esthétique : la reconstitution d’un village d’époque est crédible, et l’arrivée de l’Inquisition également. Jusqu’à l’arrestation, on peut penser que le métrage va rester assez balisé. Mais le véritable intérêt apparaît à partir du moment où le groupe de jeunes filles, enfermées dans la même cellule, commence à user de ses capacités pour tenter de se sortir du pétrin. C’est d’abord la logique et l’intelligence qui sont aux manettes, assorties d’une dose d’impertinence. Les jeunes femmes pensent au retour de leurs pères et frères marins, qui doit advenir quelques jours plus tard, au moment de la pleine lune, et entreprennent de gagner du temps.

Mais elles sont confrontées à la cruauté masculine et ecclésiastique : les hommes, emmenés par le juge (Alex Brendemühl, impressionnant), n’hésitent pas à faire appel à la torture pour découvrir sur les corps féminins la « marque du malin ». C’est un combat physique qui se livre, que l’on ne perçoit d’abord que par les cris de douleur des jeunes filles, afin de nous faire ressentir l’effroi de celles restées en cellule. Mais aussi un combat d’imagination : les hommes s’inventent que ces femmes sont des sorcières et ont un point d’insensibilité. C’est sur leur imagination que va s’appuyer celle d’Ana (Amaia Aberasturi) pour tenter de les manipuler. Devenue leader du groupe, elle a pour elle plusieurs atouts : maline, créative, douée pour raconter les histoires et sachant jouer de son charme, elle comprend que sa meilleure carte est de servir au juge ce qu’il attend, ce qui le terrifie et l’excite à la fois, la confession d’une vraie sorcière.

Dans un duel de regard sublimé par les lumières et la photo de Javier Aguirre, l’homme fait ainsi advenir ce qu’il redoute. Par son regard culpabilisateur, par son attente d’une infamie, il pousse la femme à devenir ce qu’on projette sur elle, à se muer en sorcière. C’est une transformation qui a pu être évoqué dans des textes comme Sorcières de Mona Chollet ou Le complexe de la sorcière d’Isabelle Sorente mais qui prend toute sa puissance avec cette scène où les souvenirs de la jeune femme qui s’amusait avec ses amies mutent pour devenir une cérémonie d’invocation démoniaque. Comme le laisse entendre la servante âgée, les hommes n’ont pas besoin de grand-chose pour voir dans une femme une sorcière, il suffit qu’elle fasse preuve de liberté et de caractère, et qu’elle ne manifeste pas de peur à leur encontre. En cela, Ana correspond parfaitement à la définition.

À mesure qu’elle déploie son récit, on assiste à un renversement de la peur, qui culmine lors du faux sabbat. La caméra jusqu’alors plutôt posée dans les scènes confinées dans la cellule, avec ses gros plans sur les visages, se fait extrêmement mobile pour suivre à l’épaule la transe dans laquelle entrent les jeunes filles. Impressionnante à l’écran, la cérémonie est presque drôle également, avec sa reprise des codes visuels de la sorcellerie et de la possession (en particulier avec la petite contorsionniste).

Autour du brasier destiné à achever leur existence, le groupe féminin est plus vivant que jamais, s’exprimant à travers sa psalmodie démente – un chant traditionnel local, le patois étant également perçu comme une menace, à l’image de tout ce qu’ils ne comprennent pas, par les hommes de pouvoir. La sororité qui a présidé dès le début aux choix des personnages, en particulier d’Ana, qui espérait se sacrifier seule pour sauver ses amies et sa sœur, devient le maître-mot du sabbat qui met symboliquement et physiquement l’homme puissant à terre, croulant sous le poids de son désir pour la femme qui l’attire autant qu’elle lui fait peur.

Les interprétations sont folles, en particulier celles d’Amaia Aberasturi et Alex Brendemühl qui se livrent à une joute verbale et un jeu de regards d’une intensité absolue. Peu à peu, les jeunes femmes croient à ce qu’elles inventent, ressentent en elles le pouvoir des sorcières, ces femmes émancipées de la peur des hommes. Elles n’ont pas besoin d’étaler à l’écran des pouvoirs qui feraient basculer le film dans le genre fantastique. Le poids de la société patriarcale qui voudrait les écraser ne se fait pas plus sentir que les chaînes, elles sont si libres qu’elles pourraient s’envoler…

 

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