Entretien avec Leyla Bouzid autour du film Une histoire d’amour et de désir

Présenté en compétition au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2021, le film déjà remarqué à Semaine de la critique a remporté le Valois de Diamant, et le Valois de l’acteur pour son interprète masculin…

« Il n’y a pas de récit d’apprentissage au masculin »

  • Vous présentez le film en parlant du souhait de mettre en scène un personnage masculin timide. D’où est née cette envie ?

L.B. : « Je crois que c’est né du manque de représentation et de récits autour de ce type de personnages. J’ai l’impression qu’il n’y a pas de récit d’apprentissage au masculin, ni de récit d’émancipation, comme si les hommes naissaient prêts à tout. »

  • À l’inverse d’Ahmed, les personnages féminins sont plutôt déterminés avec de fortes personnalités : Farah, la petite sœur d’Ahmed… Comment vous percevez cette jeune génération féminine ?

L.B. : « Je ne vais pas prendre en charge les mots de la petite sœur qui dit que les hommes sont un peu fragiles, mais je pense que les femmes peuvent être globalement plus matures par rapport au sentiment amoureux, à sa complexité. Elles ont commencé la transition vers une forme d’égalité : assumer leur désir, l’exprimer… Les hommes n’ont pas encore peut-être tous pris ce train-là, ou ils ne savent pas quelle est leur place. Plein d’hommes sont très romantiques mais ne savent pas, ou n’osent pas, le montrer. Le film propose d’être ce qu’on est et non pas d’être assigné à ce qu’on est supposé être. »

  • Déconstruire les codes de la féminité et de la masculinité…

« Aller contre l’idée que la virilité doit être ostentatoire »

L.B. : « C’est ça, aller contre cette idée que la virilité doit être ostentatoire, sans doutes, sans mystère, sans sensualité. »

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©Pyramide Distribution

 

  • Finalement, dans le film, aucun personnage masculin n’incarne ces codes, tous vont montrer une forme de fragilité ou de questionnement.

L.B. : « Le film déjoue plein de choses attendues mais pas pour le principe de les détourner. Il me semble que ça correspond à des réalités plus complexes. On a tendance à poser des personnages déjà vus, qui ne sont pas justes en réalité. Quand on s’interroge sur chaque ancrage on se dit « mais pourquoi ne réagirait-il pas comme ça ? » Et on sort du schéma préétabli. »

  • Le film évoque aussi le rapport entre Paris et ce qui vient d’ailleurs (de la banlieue ou de l’étranger). Il n’y a pas d’opposition frontale des Parisien(ne)s dans le film, contrairement à ce qu’avance Ahmed : c’est un autre cliché à déjouer ?

L.B. : « Ahmed vient de banlieue mais c’est son lieu de vie, un lieu qui pour lui n’est pas conflictuel, pas problématique. Il en a les codes, il les maîtrise et est plus à l’aise dans son corps là-bas qu’à Paris. Paris, pour lui, c’est avant tout marqué par la distance : c’est loin. Il y a une frontière invisible. Et c’est surtout un lieu dont il n’a pas les codes. Ce n’est pas forcément que les autres le rejettent mais que lui ne sait pas comment il doit être là, donc il est sur la défensive, comme on le voit au début du film. De là, il peut facilement tomber dans le piège que lui désigne la professeure qui est de correspondre à ce que des gens attendent de lui. On ne voit pas d’opposition directe mais le film fonctionne davantage sur l’intériorité du personnage. »

  • Pour lui, Paris est aussi la ville de l’amour. Comment avez-vous choisi les lieux où Ahmed emmène Farah ?

L.B. : « Ça oscille entre des lieux que j’aime beaucoup, du côté de Belleville, qu’on voit lors du premier rendez-vous, et ensuite des choses plus classiques avec une balade du quartier Mouffetard/Monge jusqu’aux quais et à l’île St-Louis et l’île de la Cité. Ce sont des lieux mythiques mais un peu moins filmés que la tour Eiffel. »

  • L’autre « personnage », c’est la littérature. C’est aussi un film sur l’écrit : comment transmet-on du texte à l’écran de façon vivante ?

« Filmer la littérature, c’est un énorme défi de mise en scène »

L.B. : « C’est un énorme défi de mise en scène. Filmer la littérature, la poésie, ce sont des choses difficiles. C’était un énorme travail de réflexion et de discussion avec le chef opérateur Sébastien Goepfert. Comment rendre l’érotisme des mots ? Il faut transposer, du texte aux images qui font partie de l’imaginaire. Il y a une attention particulière à la matière, au contact du papier du livre, à l’écriture, à l’encre. J’ai la chance d’avoir eu deux acteur/trice qui ont des voix sublimes et qui savent lire un texte et lui donner corps de manière quasi charnelle, le rendre déjà vivant. »

  • Il y a cette scène fantasmée avec la plume qui court sur le corps d’Ahmed. Comment est né ce plan ?

« Quand une image aussi forte nous arrive, on sait que c’est la bonne »

L.B. : « J’avais l’idée très tôt, dès le scénario, qu’il y avait une scène d’écriture sur le corps d’Ahmed, mais c’était plutôt de la calligraphie qui se transformait en une sorte de cauchemar pour montrer que cette fille le hante et qu’elle lui fait peur.  Et en fait en préparant le film ça s’est dépouillé progressivement. Alors que la calligraphie a beaucoup de place dans le film, l’idée de la calligraphie sur le dos est devenue juste une ligne. L’image m’est apparue très forte, d’une plume qui commence par écrire et s’enfonce et devient quasiment un scalpel. Quand une image aussi forte nous arrive, on sait que c’est la bonne. »

  • Il y a un autre plan très marquant, quand la caméra tourne autour d’Ahmed assis seul sur un trottoir. La solitude est vue du dessus…

L.B. : « Je me demandais comment montrer qu’il est dans une solitude extrême et démuni. L’idée de ce plan était un petit point dont on s’éloigne. Ce qui est drôle, c’est qu’on a eu besoin pour ce plan d’une grue un peu importante. D’habitude quand on convoque une grue c’est pour faire des scènes d’action spectaculaires. Et nous on utilise la grue juste pour filmer un mec qui s’assoit, qui fait la gueule plus ou moins, et on tourne autour de lui. C’était assez déroutant pour les techniciens qui gèrent la grue, ils avaient du mal à saisir le but de ce plan. Il y a une forme d’inversion dans cette rotation. C’est une espèce de rime visuelle qui alimente la trajectoire d’Ahmed. »

  • Pour revenir à la littérature, comment avez-vous choisi les textes cités et lus ?

« Il y a dans notre culture des résonances qu’on ignore aujourd’hui en France »

L.B. : « C’était un immense travail, car je ne connais pas tout ce qui existe. J’ai choisi que l’amour courtisan soit représenté par Majnoun Leïla qui est une œuvre très importante que toutes les personnes de culture arabe connaissent, un peu comme Roméo et Juliette. Cette œuvre a un statut presque mythique, ça devient une expression de dire de quelqu’un d’amoureux « tu es le fou de Leïla ». Je trouvais ça important de s’y intéresser, d’autant que ça a inspiré le titre d’Aragon [Le fou d’Elsa], une chanson de Clapton, et il faut montrer qu’il y a dans notre culture des résonances qu’on ignore aujourd’hui en France. Après j’ai choisi d’aller vers ces manuels d’apprentissage érotique très ludiques, surprenants, modernes et d’opposer les deux. Là-dedans s’est inséré aussi Ibn Arabi, qui a été beaucoup lu par Baudelaire et a écrit 600 livres. C’était aussi un savant, un spécialiste du soufisme et de l’élévation. Choisir les œuvres a été un gros travail, qui dépendait des résonnances avec Ahmed et de l’émotion que me procuraient les textes. »

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  • Je voulais aussi qu’on dise un mot de la musique du film avec ce thème très singulier plein de cuivres.

« Lucas Gaudin a fait de la musique un alter ego du personnage masculin »

L.B. : « Lucas Gaudin, qui a fait la musique, n’avait jamais composé de musique de film. Je l’ai contacté en sachant que c’était un très bon saxophoniste qui compose très bien, des choses un peu expérimentales. Je lui avais écrit au sujet de la scène où les personnages le croisent sous la Seine, et il m’a envoyé ce morceau qu’il avait composé. Ça correspondait exactement à ce à quoi j’étais en train de réfléchir pour la musique du film. Je voulais quelque chose de très sensoriel, qui soit une espèce de voix intérieure d’Ahmed, qui passe par un instrument organique. Ce morceau était une évidence pour moi, et l’acteur l’a beaucoup écouté pour inspirer son jeu. J’ai demandé à Lucas s’il voulait essayer de faire la musique du film, et il m’a envoyé plein de choses pendant que je tournais. On a commencé à monter le film avec ces sons et quelque chose s’est déployé entre l’image et la musique. Il a été vraiment habité par la trajectoire d’Ahmed et a fait de la musique un alter ego du personnage masculin. »

Merci à Leyla Bouzid pour cet échange délicat à l’image du film.

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