Au XIXe siècle, la famille de Keetje vient s’installer à Amsterdam. Pour se sortir de la misère, chacun(e) doit travailler, quitte à abîmer ou vendre son corps pour quelques sous… Le tempérament de Keetje n’est pas de nature à laisser indifférent(e)…
Parmi les constantes des films néerlandais qui ont marqué le début de carrière de Paul Verhoeven, on remarque la prostitution, des relations hommes-femmes tumultueuses souvent marquées par la violence, la maladie (mentale ou physique), le tout traité avec des ruptures de ton marquées. Mélangez, secouez, et Keetje Tippel surgit, troisième adaptation littéraire du cinéaste à laquelle il impose sa patte déjà bien affirmée.
Sa « Katie » (le pseudo qu’il donne à Neel Doff, l’autrice du récit autobiographique à l’origine du film), c’est Monique van de Ven, sa muse de l’époque, compagne du directeur de la photographie Jan de Bont. Elle irradie de son expressivité et de sa blondeur une histoire terriblement sombre, dans les bas-fonds d’Amsterdam. Les Pays-Bas de l’époque rappellent l’Angleterre de Dickens, avec ses ruelles humides, ses taudis et toutes les violences qui menacent les jeunes personnes. Ici, pourtant, l’ouverture et son départ en bateau sonnaient comme la chance d’une vie nouvelle, et l’espoir d’un ascenseur social qui ne vient pas pour la famille, réduite à s’entasser dans un taudis qui prend l’eau. La cruauté est partout, dans les relations entre sœurs, dans le destin des animaux, dans la promiscuité (on a trouvé d’où viennent les latrines du couvent de Benedetta) qui génère le malaise. En dépit de l’horreur de sa situation initiale, Keetje reste très candide et enfantine dans ses attitudes, son visage lisse s’éclairant à chaque plaisir simple ou moment d’amusement qui s’offre à elle. Au contraire, les injustices la révoltent, et elle suit les pas de son père en entonnant dès que l’occasion se présente une version de la Marseillaise qui fait office de chant révolutionnaire contre le pouvoir de la famille royale « orange ».
Toutes les atrocités qu’on peut imaginer qu’une jeune fille subisse, Keetje va s’y trouver confrontée, et la caméra de Verhoeven ne nous épargne aucun détail glaçant. Au contraire, lorsque le quotidien se révèle particulièrement atroce, ce sont les codes de l’horreur qui sont appliqués pour bien nous faire saisir toute la violence des situations : le sang qui filtre de toutes les parties du corps blessées, les ombres chinoises de l’enfance détournées par la lubricité des mâles, les verrous que l’on tire en gros plan pour cacher les sévices qu’on s’apprête à faire subir. Keetje se construit d’abord en opposition à sa sœur aînée, fainéante, tyrannique et libidineuse, qui trouve dans la prostitution sa voie royale jusqu’à sombrer dans l’alcoolisme. Keetje est sobre et frugale, prête à travailler tant que les conditions sont équitables, curieuse d’apprendre et de découvrir des milieux qui ne sont pas les siens comme dans la chapellerie.
Sous la trajectoire pleine de rebondissements de la jeune fille, Verhoeven trouve la possibilité de traiter de questions sociales qui le taraudent : les avatars malsains de la domination masculine (du patron au médecin en passant par le client de prostituées), la lutte des classes (le cortège royal et celui des manifestant(e)s révolutionnaires parcourant les mêmes rues), le pouvoir de l’argent. Keetje elle-même, si elle le critique vertement, ne manque pas d’y goûter, découvrant qu’il lui permet de se transformer en dame du monde par la grâce de cheveux propres et d’une jolie robe, et qu’il lui offre des plaisirs gustatifs inattendus (les scènes avec les chocolats sont des îlots de bonheur au sein du film). La rencontre avec le peintre qui en fait sa muse et toutes les scènes mondaines qui suivent fleurent bon la comédie et confèrent un répit à la fois à l’héroïne et aux spectateurs/trices, en même temps qu’une mise en abyme du rapport amical du réalisateur à son actrice principale. On s’attache immédiatement à cette jeune femme en devenir qui ne se laisse jamais abattre, et on apprécie que malgré tout ce qu’elle subit, le pathos ne soit jamais l’humeur choisie.