« Une histoire à soi » : le syndrome du sauvé

Joo Hee, Mathieu, Nicolas, Anne-Charlotte et Céline ont été adopté(e)s dans l’enfance. Ils et elles racontent à partir de leurs archives le long chemin pour se réapproprier une histoire qui recèle parfois des mystères…

Après Ouvrir la voix, qui interrogeait à travers divers témoignages la condition des femmes noires en France, Amandine Gay revient avec un nouveau documentaire sur un sujet qui lui tient également à cœur : l’adoption. Elle-même née sous X et adoptée par un couple blanc, la réalisatrice a voulu rassembler des témoignages d’autres qu’elle-même afin d’évoquer les adoptions d’enfants d’origine étrangère par des familles françaises. Des plus de quarante rencontres faites autour de ce projet, il est resté cinq portraits croisés, ceux de Joo Hee, Mathieu, Nicolas, Anne-Charlotte et Céline. Leurs parcours sont variés, afin de représenter le patchwork des possibles : garçons, filles, originaires de continents lointains, adoptés à des époques variées, à des âges différents, et n’ayant pas forcément reçu les mêmes éléments vis-à-vis de leur histoire. Toutes et tous ont tout de même quelques points communs : disposer de suffisamment de documents d’archives personnelles pour pouvoir nourrir le métrage tant visuellement que dans le récit. En effet, Amandine Gay a choisi d’éviter l’aspect « reportage télévisé » en ne filmant pas ses interviewé(e)s face caméra ni dans leur quotidien, et en évitant d’apposer une voix off neutre (pas même la sienne) par-dessus celles des protagonistes. À l’écran, quelques images d’archives d’époque plus globales autour de la question de l’adoption occidentale viennent ponctuer le défilement de photos, vidéos prises au caméscope en famille, lettres, dessins, documents officiels, coupures de presse, tout ce qui peut permettre sous des formats variés de prendre conscience de façon concrète des trajectoires rapportées par les voix des intéressé(e)s.

L’ensemble est rendu dynamique tant par la richesse des matériaux d’origine que par l’alternance des histoires qui incite à rester attentif/ve pour s’y repérer et permet de tracer des similitudes et des divergences dans les parcours de vie des cinq adopté(e)s.

Des points communs, il y en a : un contact toujours bon d’emblée avec la famille adoptante, des liens forts qui se tissent avec les parents, les frères et sœurs, des éléments d’une enfance heureuse, dans laquelle l’adoption ne fait pas figure de secret honteux mais plutôt d’un élément de l’histoire familiale. Ensuite, les chemins divergent, mais ce que l’on perçoit chez plusieurs, c’est le ressurgissement d’une souffrance parfois enfouie dans l’enfance, celle du déracinement.

Si la réalisatrice exprime sa volonté avec ce projet de donner de l’espoir aux enfants adoptés en leur montrant plusieurs façons de vivre avec, pour les personnes non directement concerné(e)s par le sujet, l’émotion vécue est plutôt la révélation des difficultés inhérentes à la situation. Et c’est d’ailleurs bien le message que le film transmet avec force : trop souvent, les Occidentaux/ales ont voulu percevoir l’adoption d’un enfant venu de l’étranger (en général de pays en voie de développement) comme un acte généreux, celui de « donner la chance d’un avenir meilleur », d’« offrir une famille ». Hors, parmi les adopté(e)s du film ayant pu retrouver la trace de leur famille biologique, aucun(e) n’était orphelin(e) à l’époque de l’adoption. Ces enfants ont été arrachés à des parents, des tantes et oncles, des frères et sœurs, dont l’un avait même gardé des souvenirs fort vivaces à son arrivée en France, mais également à une terre, une culture, des sensations. Le mot de « déportation » est prononcé pour caractériser ce déplacement subi, qui s’accompagne parfois d’un trafic achetant ou volant les bébés à leurs proches. Une partie de la souffrance ressentie par ces adultes durant leur adolescence est alors une sorte de « syndrome du sauvé » : les séquelles d’un discours aveuglé par l’égoïsme et les bons sentiments, souvent transmis par la famille d’adoption, en tout cas par la société française, qui impose aux enfants un illusoire devoir de reconnaissance. Se réapproprier son histoire, au-delà d’un éprouvant travail de quête des origines et de reconnexion avec la culture originelle, c’est d’abord prendre conscience que cette vision angélique nécessite d’être remise en question. En cela, le documentaire d’Amandine Gay, en plus d’être bien construit et assez touchant, est instructif et incitateur de réflexion.

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