Youri, 16 ans, a toujours vécu à la cité Gagarine, qui tire son nom du célèbre astronaute qui l’a inaugurée dans les années 60. Mais le bâtiment de 370 logements est désormais menacé de démolition, alors Youri décide de tout réparer…
Après leur magnifique Chien Bleu, nommé aux César en 2020, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh reviennent à leurs amours pour les cités et leurs habitant(e)s avec Gagarine. Un projet issu de leur tout premier court-métrage, monté à partir de portraits documentaires des habitant(e)s des barres rouges aujourd’hui démolies.
Il a fallu ruser avec la réalité pour faire exister la vie à profusion qui s’échappe de Gagarine, à une époque où les bâtiments étaient déjà vidés et les ouvriers au travail, s’activant en vue de la démolition. Mais ça tombe bien, ruser avec le réel, c’est tout à fait la spécialité du binôme à la réalisation, imprégné du réalisme magique de l’Amérique du Sud où il et elle ont vécu.
Montrer le réel autrement, c’est d’abord choisir de nous introduire à ce quartier par le regard de Youri, qui porte dans son prénom sa passion spatiale, mais n’en aime pas moins son quotidien terre-à-terre. Sa mère est partie refaire sa vie, laissant son ado aux bons soins de la solidarité collective, incarnée par Fari (Farida Rahouadj). Youri, ce grand gars au regard d’enfant émerveillé (Alséni Bathily, dont c’est la première apparition au cinéma), inverse tous les stéréotypes de l’ado banlieusard : volontaire, déterminé, serviable, gentil, rêveur, bricoleur, il se plie en quatre pour son rêve, qui n’est autre que faire perdurer la réalité qui l’a vu grandir. Parfois maladroit dans ses expérimentations électriques, il a besoin de l’appui de Diana (Lyna Khoudri), jeune fille Rom qui elle aussi déjoue les codes : elle répare des voitures (et tout objet passant à sa portée) en rêvant d’amasser assez d’argent pour s’offrir un aller simple pour les États-Unis, le pays de la liberté, vu d’ici. Même le dealer du coin (Finnegan Oldfield), qui joue les derviches tourneurs dès que résonnent quelques notes, est bien plus attendrissant et comique qu’effrayant.
Dans un bâtiment menacé de mort, c’est la vie qui résiste en dépit de tout, qui s’infiltre par tous les bords du cadre, de façon parfois anarchique. Les familles entassées sous un parasol anti-UV pour observer l’éclipse laissent bientôt la place aux rats qui grouillent dans les couloirs désertés, puis aux plantes assemblées par Youri dans sa capsule de survie. Les images d’archive de Claudie Haigneré nous entraînent dans un autre monde, alors que la vie mute : la convivialité fait place à la solitude, le partage et le dévouement accouchent de l’introspection. La photo solaire en extérieur au pied des tours devient bercée de lumières colorées artificielles. Youri devient Gagarine, incarnant son homonyme, se greffant aux murs comme un nouveau module à une station spatiale. Dans son refuge, on a envie de tout toucher et tester, comme Diana et Dali. Il y a du génie chez ce jeune homme prêt à tout pour sauver quelque chose d’une enfance qui s’enfuit, à l’image de sa mère. La capsule, dans le ventre de Gagarine, c’est ce qui protège du monde du dehors, celui des décideurs, qui décrètent et exécutent face à ceux qui animent et qui réparent.
Et plus le démantèlement se concrétise, plus la poésie s’immisce partout. Dans un message codé en morse, dans les reflets de la carte du ciel sur les visages, dans le souffle retenu comme un baiser qu’on ose à peine donner, dans quelques pas de danse sur l’asphalte à l’aurore, dans un voyage en apesanteur qui fait changer le décor de perspective, dans les notes aériennes du thérémine des frères Galperine et d’Amine Bouhafa qui composent une bande-son céleste.
De ces banlieues que le cinéma a si souvent noircies, concentrées dans leur violence et leur misère, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh dressent un portrait vibrant, hymne à l’imaginaire grandiose d’une jeunesse jamais condamnée. Les murs tombent, les corps s’éloignent, mais dans les cœurs, l’esprit de Gagarine demeure.
Votre commentaire