Lorenzo grandit paisiblement dans la vallée de Chantebrie, mais que va-t-il faire de sa vie ? Le jeune garçon n’aime pas vraiment prendre des décisions, il est plutôt du genre à se laisser porter par les événements…
On l’avait découvert avec un titre qui révélait dès l’abord son caractère scientifique, La fractale des raviolis. Depuis, que ce soit avec son roman sur le piratage informatique – Habemus Piratam –, ou sa tentative de trouver une manière physique de revenir d’entre les morts – Le Cerbère blanc –, Pierre Raufast n’a jamais démenti sa dualité : d’un côté, un formidable conteur, amoureux des mots, n’hésitant jamais à faire intervenir le lexique précis d’une profession ou d’une gamme d’objets pour donner corps, précision et couleur locale à ses textes, de l’autre, un scientifique passionné par les modèles et les techniques informatiques, ingénieur quand il n’est pas écrivain.
Avec Les Embrouillaminis, quelque part, il a voulu pousser plus loin le mariage des disciplines. Ce roman conceptuel tient autant de l’œuvre littéraire que du jeu de rôle ou de l’expérience de pensée. S’il fait penser dans son principe aux « livres dont vous êtes le héros » qui ont bercé notre enfance, il se veut bien plus cohérent et subtil dans sa gestion des choix narratifs. Et derrière la technique apparemment très littéraire se cache une autre forme de fractale, celle des attracteurs de Lorenz qui donnent au protagoniste son prénom et son goût pour les papillons. Lorenzo, soumis aux décisions des lecteurs/trices, devient une sorte d’ego expérimental comme aurait dit Kundera, qu’il faut promener dans le monde pour le connaître et étudier ses réactions. C’est davantage sous l’égide de Borgès et de Cendrars que le place Pierre Raufast, mais dans le fond la construction labyrinthique de l’œuvre est bien plus qu’une reconstitution du dédale de la mémoire ou un pur divertissement pour lecteur/trice volontaire pour tomber dans le piège.
Bien sûr, il y a un côté récit d’apprentissage picaresque dans certaines branches du récit, et l’on retrouve nombre d’éléments qu’on a appréciés dans les œuvres précédentes du romancier, qui se fait un plaisir de faire ressurgir tel objet cité dans La Fractale des raviolis, telle variante du capateros largement étudié dans La Variante chilienne, tel personnage déjà croisé au détour d’un des précédents volumes, tous étant présents d’une manière ou d’une autre dans cette œuvre-somme. C’est en quelque sorte l’aboutissement d’une narration qui a souvent rejeté la linéarité au profit des digressions et histoires enchâssées, et qui même en s’assagissant en apparence dans son dernier opus tournait déjà autour de l’importance cruciale de certains choix de vie et de l’hésitation entre plusieurs femmes représentant plusieurs destins.
Mais au-delà du plaisir littéraire, Les Embrouillaminis a de quoi proprement nous embrouiller le cerveau : que veut dire de nous que nous ayons fait faire tel choix à Lorenzo plutôt que tel autre ? Comme lorsqu’on chercher à tuer ses Sims ou à leur faire enfanter des jumeaux, l’aspect cathartique est aussi un révélateur de nous-mêmes, autant que du personnage. Là où Lorenzo perçoit la main du hasard, c’est nous, autant que Pierre Raufast, qui le construisons amoureux, criminel, naïf, désespéré. Pourtant, à bien étudier la structure du récit, ses subterfuges pour donner une nouvelle chance d’infléchir le destin de Lorenzo jusqu’aux trois petites lettres indiquant la sortie, le mot « FIN » est rare dans le roman et le fléchage n’est pas totalement neutre.
Vrai optimiste ou fasciné par les turpitudes de l’âme humaine, notre auteur ? Pour mieux le cerner, on vous conseille de vous égarer dans les pages, car quelques surprises sont réservées aux plus curieux/ses et assidu(e)s lecteurs/trices. Que vous choisissiez un chemin ou de les explorer tous, Les Embrouillaminis risque fort de rester une expérience de lecture marquante et assez unique, un coup de génie inédit qui mérite qu’on s’y confronte.