Pendant la Première Guerre mondiale, le lieutenant Maréchal et le capitaine de Boëldieu sont faits prisonniers par les Allemands. Avec leurs camarades de chambrée, ils préparent leur évasion par un tunnel…
Sous ce titre qui pourrait faire penser davantage à un tour de magie qu’à un film de guerre, se cache en fait la volonté de Jean Renoir de ne pas trop en dire sur son sujet, qu’il connaît bien pour avoir lui-même combattu lors de la Première Guerre mondiale. Il reprend donc le titre de l’essai de Norman Angell, qui en 1910 avait connu un vif succès en prédisant qu’une guerre ne pourrait alors plus éclater en Europe, à moins d’être très brève.
Au premier abord, le sujet, c’est donc la Première Guerre mondiale qui s’éternise, alors que personne ne s’y attendait. On retrouve en effet dans les dialogues quelques indications de la durée du conflit qui laisse les hommes perplexes, en particulier vers la fin lorsque Maréchal commence à tenter d’esquisser des plans d’avenir.
Pour autant, aucun combat n’a lieu à l’écran, et la violence est très peu présente, hormis en hors champ ou lors d’un plan précis qui marque un basculement d’humeur dans l’œuvre. Au départ, on a plutôt affaire à une comédie sociale, dont le contexte est le camp de prisonniers. Renoir et Charles Spaak concoctent des dialogues précis et rythmés qui déclenchent sinon le rire à tout coup du moins de nombreux sourires, et permettent de mettre en lumière les différences de milieux d’origine des soldats qui se trouvent rassemblés. Le binôme initial entre de Boëldieu et Maréchal active l’opposition de deux caractères qui correspondent aux stéréotypes de classes : d’un côté, un homme élégant issu d’une famille de la vieille noblesse française, qui vouvoie même ses proches, refuse toute effusion sentimentale, porte des gants blancs pour les occasions importantes, trouve des stratagèmes subtils pour ne pas se parjurer. De l’autre, un titi parisien sans égards pour les bonnes manières, gouailleur, qui aime les plaisirs simples et ne manque pas une occasion de le revendiquer (« j’vais jamais au théâtre, c’est trop sérieux, j’aime mieux le vélo », « Fouquet’s, Maxim’s, j’préfère un bon petit bistrot »…). Ils ont tout de même en commun le sens de l’honneur, et leur respect mutuel va les lier dans ce projet d’évasion qui mûrit au fil du temps et des péripéties.
D’autres duos de personnages se superposent au premier pour approfondir la réflexion sociale : l’érudit qui lit Pindare/le jovial qui chante « Marguerite » façon Chaplin dans Les Temps modernes, le gradé français/le gradé allemand qui dissertent sur l’inutilité de leur classe dans l’époque qu’ils traversent, le courageux Maréchal d’un milieu modeste/le geignard Rosenthal auquel la riche famille prodigue des colis de nourriture, prédestinés à se détester par l’antisémitisme du premier.
Le projet d’évasion du premier camp cristallise les différences de tempéraments, qui se dévoilent tout à fait dans la scène où chacun explique ses motifs pour tenter la fuite : l’ennui, l’esprit de contradiction, le conformisme, l’envie de retrouver les siens ou ses biens… Tout est prétexte à souligner les différences, jusqu’au classement des maladies par groupes de population atteintes ! Mais alors que le texte met en avant les contraires, à l’image, ce qui frappe, c’est bien l’effet de groupe et la solidarité qui unit les hommes. Le noir et blanc magnifiquement éclairé met en lumière les visages, la profondeur du ciel, et laisse dans l’ombre les silhouettes des bâtiments ou le capharnaüm en arrière-plan des intérieurs. C’est l’humain qui résiste en dépit de tout. Peu à peu, l’humour très présent s’allège, se fait plus discret, la guignolade du cabaret devient élan de patriotisme avec la Marseillaise, le concert de casseroles se mue en un pipeau solitaire dans la nuit. La mélancolie survient, celle de l’usure de la guerre qui dure, de la conscience d’un monde durablement changé, de l’absurdité d’un conflit basé sur des frontières imaginaires alors qu’au fond les deux sociétés qui se combattent sont si similaires.
Brillamment interprété, excellemment écrit, ce n’est pas l’illusion d’un grand film que nous voyons-là mais un vrai chef-d’œuvre, qui résonne avec d’autant plus d’acuité quand on pense que, deux ans après sa sortie, la guerre frappa à nouveau l’Europe.
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