Sookee est envoyée comme domestique chez Mademoiselle Hideko, pour la pousser à épouser un faux comte qui souhaite récupérer son héritage en la faisant interner…
Dernier film sorti en salles de Park Chan-Wook à ce jour, Mademoiselle est une porte d’accès à son cinéma pour qui ne raffolerait pas de la violence à l’écran. Certes, le cinéaste conserve ses thématiques de prédilection dont la vengeance fait partie intégrante, mais elle trouve ici pour s’incarner des ressorts assez subtils bien que pas moins graphiques.
Au départ, c’est un film d’arnaque qui pourrait s’inscrire dans une veine riche en Asie, qui a fourni depuis Une affaire de famille et Parasite. Il s’agit d’un plan de grande ampleur, comme dans le film de Bong Joon-Ho, qui vise à infiltrer la jeune Sookee auprès de Mademoiselle Hideko afin de la manipuler en prétendant la servir. Le but étant de récolter l’héritage de la jeune femme, nièce d’un riche bibliophile dont l’épouse s’est pendue. En soi, l’idée est déjà riche de possibilités de rebondissements et de suspens, et permet une confrontation entre deux mondes opposés : celui de Sookee, qui a grandi dans un milieu précaire où l’on vit d’expédients divers, et celui d’Hideko, abritée par une demeure majestueuse dont elle ne sort jamais. La maison est incroyable, fournissant des décors solennels et des salles aux ambiances variées, de la chambre aux placards emplis de vêtements soigneusement rangés par coloris (les tiroirs à gants procurent à Sookee une certaine stupéfaction) à la salle de lecture gardée par une statue de serpent plus vraie que nature, en passant par le jardin peuplé de fantômes.
C’est Sookee (Kim Tae-Ri, révélée par ce film, et une révélation à suivre !) qui raconte son histoire et par le regard de laquelle nous pénétrons dans ce nouvel univers. Sans être en caméra subjective, le film adopte tout de même une réalisation qui traduit la personnalité de la jeune femme : la caméra s’attarde attentivement sur Hideko, plonge avec curiosité dans les placards, fait monter la tension érotique entre les deux jeunes femmes avec un mélange de gourmandise (incarnée par les sucettes) et de pudeur qui transparaît dans la composition des plans et les choix de cadrage. Cette première partie contient en germes les thématiques qui continuent à se déployer dans la suite du long-métrage : la tension entre désir de richesse et désir tout court, la naissance du sentiment amoureux, la culpabilité et le besoin d’émancipation.
À partir de la deuxième partie, le film change de perspective pour relire toute l’histoire du point de vue d’Hideko (Kim Min-Hee). Il y a de quoi retourner le cerveau des spectateurs/trices avec cette intrigue qui révèle petit à petit les tenants et aboutissants des comportements des personnages, réinterprétant les scènes sous un autre angle en croisant les prises de vue, ajoutant le contenu des ellipses pour retracer ce qui nous avait échappé. Le cinéaste se joue des apparences et de nos attentes pour révéler la part sombre de « Mademoiselle », bien moins chaste et pure que ce que Sookee avait envisagé. Si les scènes se font plus cruelles et plus crues, jusque dans l’exploration de la sexualité, ce n’est pas par une forme de male gaze purement imputable au plaisir du réalisateur mais parce que cela traduit bien la construction mentale d’Hideko, qui n’a connu depuis l’enfance que cette prison dorée tenue par un oncle-cerbère particulièrement pervers, et dont l’éducation sexuelle s’est faite à travers des lectures qui ne sont que le reflet de fantasmes masculins. De l’intimité partagée aux « représentations », Hideko n’a connaissance de rapports humains que régis par la force et la manipulation, ce qui explique qu’elle accepte de s’engager dans un tel plan.
Heureusement, la dernière partie vient percer l’abcès du malaise croissant que le film a si bien su instiller, et si l’éclatement peut être violent, il n’en est pas moins salvateur, faisant éclater les carcans de la société sud-coréenne du début XXe et de la domination masculine. Et cette libération est aussi jouissive à observer qu’elle peut l’être pour ses protagonistes féminines.
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