Rouge « Antigone »

affiche-film-antigoneAntigone, ses frères et sa sœur ont fui la Kabylie après l’assassinat de leurs parents. Ils ont grandi unis au Canada auprès de leur grand-mère. Mais Polynice commet des infractions et un jour, son interpellation tourne mal et son aîné Étéocle est abattu…

Movie Challenge 2020 : un film adapté d’une pièce de théâtre

Lorsque j’ai entendu parler de ce film, j’ai d’abord pensé à mes années collège, et à l’étude de la pièce d’Anouilh. Lors de ma première lecture, j’avais trouvé le sacrifice d’Antigone bien bête et puéril, et quelques années plus tard, j’en faisais une héroïne absolue. Mais plus de dix ans après, et l’étude de quelques extraits de la version originale de Sophocle passée par là, je ne savais plus très bien qu’en penser. Alors le film de Sophie Deraspe avait un double intérêt : raviver mes souvenirs en les confrontant à l’époque actuelle… et me permettre de valider cette catégorie du Movie Challenge.

Antigone de nos jours, ça surprend, mais ce n’est pas une mauvaise idée. L’autrice se pose la question de ce que serait la vie d’Antigone aujourd’hui, et apporte sa réponse, qui n’est sans doute pas universelle car elle s’éloigne peu à peu de la trame de l’œuvre au fil du film. Antigone serait ce qu’on appelle « une migrante », une enfant qui a fui des violences et des drames et a reconstruit sa vie entourée des proches qui lui reste dans un nouveau pays, ce qui explique à la fois son attachement à la cellule familiale et les risques légaux qu’elle et sa famille encourent, n’étant pas citoyen(ne)s canadien(ne)s.

Comme dans Les Misérables, la cinéaste confronte ses personnages issus de l’immigration aux petits trafics et à la violence policière. Ici, la bavure est un meurtre qui déclenche le basculement de la vie d’Antigone et des siens. La jeune Nahéma Ricci est impressionnante, tant dans sa capacité à transmettre des émotions telles que la tristesse ou la colère que dans la résolution qu’elle incarne et le statut iconique qu’acquiert son personnage. Car bien entendu, de nos jours, Antigone n’est pas seule comme dans l’Antiquité : elle est vue et suivie sur les réseaux sociaux. Et la médiatisation est un des autres grands thèmes contemporains incorporés au récit, et celui-ci l’est de façon particulièrement esthétique, avec des scènes incrustant dans l’image des commentaires et des montages photos parus sur le net. Plus le film avance, plus il s’autorise des audaces formelles, on pense même à Leto avec la bande-son énergique voire rageuse et l’incrustation d’éléments d’animation sur l’image. Le combat d’Antigone a bientôt son slogan (« Mon cœur me dit »), son affiche, un portrait réalisé par son boyfriend Hémon (Antoine Desrochers, déjà vu récemment dans Jeune Juliette, car le cinéma canadien est décidément spécialiste des films sur les adolescents), et une couleur, le rouge.

Très moderne dans ses choix narratifs et esthétiques, le film s’accorde toutefois des parenthèses intemporelles comme une scène de première fois dans les herbes hautes, d’une poésie comme arrachée à la ville et à la prison. Les thématiques de la justice et du sacrifice demeurent bien présentes, mais dans ce rite initiatique si particulier vécu par la jeune fille, l’accent a été déplacé. Il ne s’agit plus de choisir entre la justice des dieux et celle des hommes, mais entre l’appartenance au groupe (familial) ou l’égocentrisme contemporain. Une réflexion passionnante et foisonnante, incarnée avec foi.

Trois questions à… Sophie Deraspe

  • En adaptant Antigone, était-il évident pour vous qu’elle deviendrait une jeune fille issue de l’immigration, et pourquoi ?

Antigone, c’est l’opposition entre les lois de l’État (les lois écrites des hommes) et les lois du cœur, ou les lois morales que portent un individu. Dans la pièce originale, Antigone risque la mort en désobéissant à l’édit du roi ; dans un contexte actuel, le plus grand châtiment imposé par l’État (et le plus injuste puisqu’il concerne seulement une frange de la population n’ayant pas le titre de « citoyen »), est celui de la déportation – ne plus avoir droit de vivre en ce pays. Avec mon Antigone, issue de l’immigration, c’est donc non seulement le morcellement de sa famille auquel elle s’objecte, mais c’est aussi de l’attachement à une terre, une culture, à des personnes, en plus d’un lieu de refuge suite à un début de vie amorcé dans la violence imposée par une autre guerre. Mais tout cela ne compte pas aux yeux de la loi.

  • Dans les pièces, Antigone est très seule, mais dans le film elle peut compter sur le soutien indéfectible d’Hémon et l’opinion populaire acquise grâce à la communication sur les réseaux sociaux. Pourquoi cette différence ? C’est une vision de l’aspect positif des réseaux assez rare au cinéma…

Tout d’abord, je dois revenir en arrière et vous confier que ma première lecture d’Antigone, pièce tragique, ne fut pas abrutissante, mais bien au contraire, galvanisante pour la jeune femme de vingt ans que j’étais. Cette jeune héroïne, dont la destinée fut écrite il y a près de 2500 ans résonnait si fortement en moi, comme en plusieurs de mes consœurs et confrères, certainement, puisqu’on la joue et on l’adapte sans relâche, depuis lors. Alors mon adaptation se devait de se terminer non pas dans une fin heureuse, mais dans une fin où Antigone elle-même est ébahie par l’écho de ce qu’elle a soulevé, symbolisé par le sifflement du téléphone d’Hémon. Le soutien d’Hémon est présent chez Sophocle, je ne l’ai pas inventé (il va même la suivre la dans mort…).  Hémon, représentant de la jeunesse, tout comme Antigone, est lié à un autre milieu, celui de la stabilité, d’un certain conservatisme, ne serait-ce que parce qu’il est fils du roi/d’un homme bien établi, à la profession libérale, qui a une réputation et des acquis à préserver. La vie ne conduit pas Hémon à des actes de l’ampleur du sacrifice d’Antigone, mais il est totalement apte à l’empathie et à l’engagement. Sa différence ne l’empêche pas, ni n’empêche toute cette jeunesse qui a adhéré à la cause d’Antigone, de faire acte de solidarité. Chez Anouilh, dans le dernier acte, le chœur s’abat sur le roi/l’État : « Tu es fou, Créon, qu’as-tu fait ? Ne laisse pas mourir Antigone, Créon ! Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles. »

  • Comment votre équipe et vous avez-vous travaillé l’esthétique des séquences consacrées aux réseaux et à la mobilisation « rouge » ?

Notre représentation des chœurs/réseaux sociaux se veut le bourdonnement de la cité, qui, dans le premier acte, réagit à la mort d’Étéocle par les balles d’un policier. J’ai été évidemment inspirée par de tristes événements qui se sont produits trop souvent dans nos sociétés nord-américaines, mais aussi européennes, puisque nos pays vivent des conflits internes et des préjugés liés à l’immigration et à la différence. La fabrication de ces chœurs s’est faite avec l’aide de jeunes rencontrés lors du vaste processus d’audition, qui ne visait pas qu’à trouver les comédiens principaux, mais également à rencontrer la jeunesse actuelle, ses talents, ses désirs, ses préoccupations. Et comme toutes manifestations sociales, les réseaux s’expriment parfois négativement (le chœur #2, qui condamne Antigone « criminelle », comme ses frères), ou positivement (le chœur #3 qui exprime la solidarité, une fois que le message d’amour d’Antigone a été communiqué).

Le travail fut donc de constituer une identité visuelle à ce soutien à Antigone, et de créer et rassembler des « archives » qui ont servi aux monteurs et aux concepteurs graphiques. Mon travail fut de m’assurer du mariage de toutes ces sources et formats, esthétique assez baroque, au final, comme celle des réseaux, mais qui doit tout de même trouver sa cohérence dans un film.

Je dois dire aussi qu’il n’était pas facile de concevoir, à la lecture du scénario, ni non plus à la transmission aux jeunes et aux divers collaborateurs, de quelle façon « les chœurs » allaient se déployer. J’avais cependant créé les premières bases d’un tel langage, avec Geoffrey Boulangé, mon co-monteur, lors de la réalisation du film Le Profil Amina (2015). Dans ce long-métrage documentaire, les images témoignent d’un rapport virtuel à l’autre, à la fois réel et fantasmé, dans un mouvement oscillant de l’intime au politique, en temps de révolution.

Merci à Sophie Deraspe pour cet échange écrit en plein confinement.

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2 commentaires sur “Rouge « Antigone »

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