Entretien avec Fabrice du Welz autour du film Adoration

J’ai eu la chance qu’on me propose de rencontrer Fabrice du Welz pour discuter de son nouveau film Adoration.  

  • D’abord, je vais vous demander quelque chose d’assez basique : d’où est venu le titre du film et à quel moment du projet l’avez-vous trouvé ?

« J’avais le titre avant l’histoire »

Très très rapidement. En fait je pense que j’avais même le titre avant l’histoire. C’est peut-être presque une coquetterie, mais comme il y a eu Calvaire, Alleluia, je cherchais un titre qui puisse avoir aussi une dimension spirituelle, que ce soit cohérent par rapport aux autres. Donc je retenais « Adoration » comme titre possible, parmi d’autres. Et je pense que le titre, puis après l’idée du regard à hauteur d’enfant a permis beaucoup de choses, a permis tout le reste.

  • En termes de nom, il y a ce prénom Gloria qui revient souvent pour les femmes de votre filmographie. Pourquoi ce prénom et pourquoi encore cette fois-ci ?

Vaste question ! Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas trop. Ça a commencé comme par une facilité, j’ai repris le même prénom, après je vois bien qu’au fur et à mesure des films il y a une cohérence sur cette femme qui a différents âges… Parce qu’elle revient, je tourne au printemps un nouveau film où il y a de nouveau une Gloria ! C’est toujours un personnage qui est éminemment borderline, qui a beaucoup de tendresse mais en même temps beaucoup de furie. Est-ce que c’est une exploration de ma propre féminité ? Je n’en sais rien. Probablement. Ou est-ce que c’est une manière d’appréhender un peu mieux le sexe opposé ? C’est possible aussi. Je ne sais pas trop… je n’ai aucune analyse précise sur mes films en fait.

  • Il y a un motif assez ancien de la femme « hystérique », qui souffre de troubles mentaux, comment avez-vous souhaité gérer cela pour ne pas tomber dans le cliché ?

C’est peut-être un cliché mais je ne me pose pas la question comme ça. Il y a des choses qui viennent, qu’après j’essaie de rendre le plus délicatement et j’espère le plus subtilement possible. L’hystérie chez la femme est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, comme la lâcheté chez l’homme. C’est quelque chose que je creuse. J’ai toujours été, comme cinéphile, très attiré par le spectacle des femmes hystériques au cinéma, chez Żuławski par exemple, ou chez d’autres, ce sont toujours des films qui m’ont profondément marqué.

Je pense aussi que je suis victime de mon éducation. J’ai été mis en pension très tôt, dans des écoles jésuites où la femme était très diabolisée. J’ai fait la paix avec les femmes, mais en même temps il y a une incompréhension, quelque chose que je n’appréhende pas exactement donc qui m’intéresse, qui me trouble et que j’essaie de découvrir. Et j’essaie de découvrir aussi la femme qui est en moi, c’est-à-dire que je pense que c’est aussi un travail utérin, je pense que c’est dans les deux sens. Après je ne me pose pas la question du cliché, ni des modèles. Je sais qu’il y a quelques remarques, quelques critiques qui font mention de ça mais je pense que c’est circonstanciel à l’époque, au moment. Je pense que dans 4, 5, 10 ans, les gens verront ça autrement. Donc je ne m’inquiète pas trop là-dessus.

  • Pourquoi pensez-vous que dans 10 ans on ne se posera plus la question ?

« Mon travail de cinéaste, c’est presque un travail de poète »

Parce que rien n’est immuable et que les époques changent. C’est juste que là on vit dans une époque où la colère des femmes s’exprime, où les femmes en ont marre d’être réduites à certains stéréotypes, certains clichés, et elles ont complètement raison. Et elles sont dans leur bon droit. Il y a une colère qui s’exprime, il y a une voix qui retentit. Mais en même temps mon travail de cinéaste c’est presque un travail de poète en fait. Je ne m’inscris pas dans l’air du temps, je m’en fiche un petit peu. Je ne suis pas un moraliste, mon cinéma je veux qu’il s’inscrive autrement que dans le bien et le mal, ou en tout cas la conception morale du bien et du mal. Donc je ne me suis jamais positionné comme ça.

  • En revanche, votre personnage masculin a quelque chose qui peut surprendre par rapport au stéréotype de ce qu’est un jeune garçon, il a quelque chose de très pur, de très candide qui fait d’une autre époque. Comment l’avez-vous écrit, et cela dépendait-il de l’acteur qui allait l’interpréter ?

C’est en deux temps. Au début il y a l’idée qui vient du Prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevski, cette figure candide, cette empathie naturelle, cette bonté totale avec l’idée de certains mystiques qui m’intéressent particulièrement, notamment St François d’Assise. Donc il y avait cette idée de fragilité, d’enfant perméable, poreux en fait à tout, qui vit une véritable épiphanie amoureuse quand il rencontre cette jeune femme, qui l’aime aussi, enfin qui apprend, elle, à l’aimer… mais est-ce que c’est de l’amour ou est-ce que c’est du besoin ? On ne sait pas très bien, en même temps tout cela a été fait de manière la plus sincère possible, mais lui bascule dans une espèce d’obsession amoureuse, d’obsession absolue.

Encore une fois, je ne me suis pas posé la question de comment faire pour créer un personnage masculin intéressant qui soit à contre-courant de l’époque, ce sont juste des choses qui viennent comme ça, je ne me pose jamais vraiment la question de l’époque et du contexte.

  • Et qu’ont apporté les jeunes comédiens à ces personnages que vous aviez écrits ?
Kris Dewitte
Crédit photo : © KrisdeWitte2018

Déjà ce qu’ils sont ! À partir du moment où j’ai mis beaucoup de temps à les choisir, et de manière très très précautionneuse parce qu’il était important qu’ils aient ce que je cherchais absolument, qui était juste l’intuition de ce que je cherchais, après on rencontre des êtres de sang, de corps et d’âme qui ont une musique très singulière et très particulière. Il se trouve que l’alchimie fonctionnait très bien entre eux, mais je me suis beaucoup inspiré de ce qu’ils sont, je leur ai laissé beaucoup de latitude, ils ont énormément improvisé. Tout était très cadré mais je leur ai laissé beaucoup de place pour s’exprimer et moi j’ai beaucoup travaillé avec eux dans le moment.

  • Il y a des scènes qui sont de l’impro ?

Ah plein, plein ! Les scènes sont plus ou moins écrites, mais il y en a beaucoup qui, dans le texte, sont improvisées. C’est-à-dire que je travaille comme ça pratiquement tout le temps : moi j’ai défini un cadre qui est préparé pour me laisser le plus de latitude pendant le tournage, pendant l’instant où il faut voler quelque chose, où il faut que le comédien arrive à vomir son âme, et il faut la capter. Après j’essaie de chercher, de sculpter, de malaxer la matière pour accoucher de ce que je cherche. Mais je le fais avec leur concours et vraiment avec leur collaboration.

  • Est-ce qu’il y a des choses qui ont été difficiles à tourner pour eux ? Car ils sont jeunes pour certaines scènes dures…

« C’était exigeant mais c’était charmant en même temps »

C’est à eux qu’il faudrait demander mais je ne crois pas. Je pense que ça a été assez lumineux comme tournage. J’ai vécu des tournages plus douloureux et même assez catastrophiques mais là c’était vraiment un tournage lumineux pour plein de raisons. D’abord parce que c’était un été magique et qu’il y avait les bonnes circonstances et le bon entourage pour faire quelque chose de tout à fait agréable. Après, moi je n’ai jamais infantilisé ni Thomas ni Fantine. Il a fallu gagner la confiance mais une fois que la confiance s’est installée entre nous on a vraiment pu travailler en bonne intelligence. C’était exigeant mais c’était charmant en même temps. Il y avait mes propres enfants qui ont le même âge plus ou moins, sur le plateau, ils ont créé des liens très étroits avec mes enfants donc il y avait un côté colonie de vacances comme ça. Par contre, quand on travaillait, on travaillait, et je poussais Fantine parfois très très loin, mais je voyais dans son œil que je pouvais y aller, c’était toujours avec sa collaboration, ce n’était jamais contre elle, ça n’aurait jamais marché sinon. Après il y a des choses qui étaient délicates à tourner, forcément, des scènes d’eau difficiles, des scènes techniques difficiles, avec les éléments, la pluie… La scène d’amour a été particulièrement délicate à tourner, parce que forcément, ce sont des adolescents prépubères et c’est délicat à tourner ce genre de choses, mais on l’a fait avec une joie, une outrance même, qui a mis à l’aise tout le monde. En fait on cherchait tous la même chose.

  • Vous parlez de lumière, et c’est effectivement ce qui peut surprendre dans le film, ce côté très lumineux, essentiellement dans le rapport à la nature et aux éléments, assez religieux…

« Je cherche le lien entre l’intériorité et l’extériorité »

La nature n’est jamais là pour exprimer quelque chose de joli dans ce film, elle est là pour sublimer l’intériorité de ce gamin. Donc ce gamin est profondément un être de lumière, qui va dans le chemin contraire. Il rencontre l’amour absolu, mais aussi ses conséquences : l’instabilité, le doute, le mensonge. Tout cela s’étiole en lui.

Ce que je cherche toujours, c’est que cela parte de l’intérieur et je cherche le lien entre l’intériorité et l’extériorité. C’est-à-dire que pour moi, l’environnement est toujours le reflet des tourments du personnage. Donc au départ on est dans une lumière absolument totale qui est la lumière de ce gamin, et puis il est contaminé, pas par la folie, mais par la maladie ou je ne sais pas par quoi. En tout cas il est contaminé par quelque chose et cette contamination s’étiole en lui pour pouvoir la rendre ; l’accepter, la digérer et la rendre dans un geste final avec le plan avec les oiseaux qui mêle tout. Tout est représenté dans ce plan, la lumière, les éléments, leur union, une sorte d’apaisement, mais alors un apaisement de la folie par l’amour ou de l’amour par la folie, allez savoir, je n’en sais trop rien, mais tout convergeait à cela. Mais encore une fois, vous savez, c’est très difficile pour moi d’interpréter mon propre film, je n’ai aucun élément de réponse tangible. Je peux expliquer comment j’ai fabriqué, comment j’ai essayé de provoquer certaines choses pour arriver à un résultat mais même ce résultat, parfois je ne savais pas exactement comment j’allais l’appréhender. C’est-à-dire que j’explore, je n’ai aucune certitude sur rien. Ce qui me passionne c’est d’explorer, de sonder tous nos paradoxes, nos ambiguïtés, nos côtés sombres et lumineux, nos déviances, notre immanence, notre transcendance… enfin tout ça m’intéresse. Mais je n’ai pas de certitude sur grand-chose.

Kris Dewitte
Crédit photo : © KrisdeWitte2018
  • Et alors en explorant, saviez-vous où vous alliez ? Vous saviez comment ça allait finir dès le début ?

J’avais l’idée du sacrifice. L’idée du sacrifice qui n’est pas vraiment retenue, parce que la scène finale a été coupée. Il y avait une scène qui n’est pas dans le film avec un juge, qui était interprété par Béatrice Dalle. C’est-à-dire qu’on retrouvait le gamin dans un foyer six mois plus tard, et le gamin était très isolé, et un jour un juge arrive et lui dit « voilà, la directrice de l’hôpital est morte, elle a succombé à sa chute, la petite t’accuse, elle dit que c’est toi qui l’a poussée, mais moi, vu son dossier, je pense qu’il y a un problème, je ne suis pas sûre de la croire, son dossier est quand même très problématique, j’aimerais que tu me dises, il faut que tu me parles ». Et là il y avait un looong silence, et puis le gamin prenait sur lui et disait « c’est moi, c’est moi qui l’ai poussée, vous lui direz que je l’aime, vous lui direz que je l’aime », etc. Donc il y avait quelque chose de très beau, et qui était absolument remarquable quand on l’a tourné. Sauf que l’histoire, telle qu’on l’a montée, telle qu’elle a émergé, racontait autre chose. Puis je voulais croire, surtout, à leur amour. Je ne voulais pas faire de la petite quelqu’un qui accuse. Il y avait une dimension sociale, on revenait à quelque chose de trivial, de terre-à-terre, qui m’embêtait un peu. Donc j’ai voulu rester en l’air, dans le mouvement poétique, dans cette espèce de rassemblement de l’eau, du feu, de la terre et de l’air, quelque chose qui rassemble tous les éléments dans ce dernier plan.

  • Vous ne voulez pas de morale, mais tout de même, choisir qu’elle accuse ou n’accuse pas, qu’il se sacrifie ou pas, ça pose des questions de bien et de mal, de bonté ou pas…

Oui mais la bonté, ce n’est pas de la morale. Moi je crois beaucoup plus à l’éthique. On peut en parler, ça me passionne ! Je ne crois pas stricto sensu au bien ou au mal. Peut-être que je me trompe, encore une fois je n’ai aucune certitude, mais je crois que les gens font ce qu’ils peuvent, je crois que les lois sont importantes, je pense que l’éthique est importante. Je pense qu’on est déchirés toujours entre nos instincts et notre volonté de sublime, notre volonté de dépassement. Et donc forcément, les lois nous préservent de la barbarie, et c’est fondamental. Mais la morale, d’asséner que ça c’est bien et que ça c’est mal, ça c’est quelque chose qui personnellement, dans ma vie de cinéaste et dans ma vie d’homme, me pose un gros problème. C’est pour ça que je parlerais plus d’éthique. Ici, jamais je ne me suis situé dans une question morale, très vite il y avait l’idée du sacrifice, du dépassement de soi dans le sacrifice, et de l’amour absolu. Je me suis rendu compte que ça devait, ça ne pouvait être qu’une histoire d’amour absolu et que, elle comme lui finalement étaient rassemblés dans le même mouvement. C’est pour ça que ce même mouvement à la fin est fondamental pour moi parce qu’ils regardent pour la première fois véritablement la même chose, le même envol tous les deux. Et donc ils sont unis. Mais c’est une image qui permet l’interprétation, parce que ce que je vous raconte ce n’est que mon interprétation, et je ne pense pas que ce soit forcément la bonne, moi je ne donne que mon interprétation, et c’est ce qui m’a fait abandonner ce final dans le foyer. Je me suis dit non, finalement, je préfère garder ce regard commun.

  • Et ces oiseaux, qu’ils regardent et qui sont si présents dans le film, pourquoi des oiseaux et pas d’autres animaux ?
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Crédit photo : © KrisdeWitte2018

Des lièvres ? (rires) Les oiseaux… je n’ai pas choisi, peut-être parce que j’ai l’ambition secrète – enfin pas si secrète – de revisiter un jour la vie de St François d’Assise, donc l’idée de l’homme qui parle aux oiseaux est quelque chose qui me passionne, j’aime beaucoup cette idée-là. Et puis l’idée de l’oiseau était pour moi symbolique. Un enfant qui se soustrait du monde et qui en même temps parle aux oiseaux, tente de sauver le monde en sauvant les oiseaux, c’est quelque chose de terriblement touchant. Et à un moment donné il y a ce passage, c’est comme un passage vers un âge plus mûr, ou vers l’adolescence, où il abandonne les oiseaux pour s’occuper d’une jeune femme, son équivalent féminin, mais il n’a aucune idée, aucune perception de la maladie, il ne sait pas ce que c’est. Donc il reproduit ce qu’il a toujours reproduit. Donc l’idée des oiseaux c’est ça, et puis je trouve que dans le jeu de miroirs il y a lui, petit, mais le personnage qu’interprète Benoît Poelvoorde est comme une projection de lui-même adulte, dans un no man’s land un peu étrange. Il y a beaucoup de jeux de miroirs… Maintenant il faudrait peut-être demander à quelqu’un dont c’est vraiment la compétence pourquoi il y a autant d’oiseaux.

  • Un spécialiste des oiseaux ?

Ou un psy !

Un grand merci à Fabrice du Welz pour s’être prêté de si bonne grâce à mes questions.

Adoration, en salles le 22 janvier 2020.

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