Quand A. avait 7 ans, il est monté dans la Ford Mondeo d’un homme qui portait une boucle d’oreille et cherchait son chat. Depuis, A. traîne des rituels et des cauchemars et l’incapacité à se décider…
L’an dernier, le roman d’Arnaud Dudek, Les Vérités provisoires, avait été mon coup de cœur absolu. Forcément, j’attendais impatiemment son nouveau livre. Étrangement, je n’avais même pas peur d’être déçue.
J’avais aimé dans son précédent roman la capacité à créer des personnages émouvants mais aussi à nous interroger, à travers le thème ô combien douloureux et délicat de la disparition irrésolue d’un proche, sur la difficulté à faire face à l’imprévu et à vivre avec les surprises de l’existence, surtout lorsque celles-ci sont mauvaises.
Je ne me doutais pas que ce nouveau récit allait s’engager plus avant dans cette même voie de la réflexion sur la résilience. Ici, l’imprévu a pris la forme du pire pour le garçonnet privé de son innocence par un prédateur.
Je ne crois pas que beaucoup de sujets nécessitent plus de précautions de traitement que celui de l’enfance abusée. Et pourtant, pas un instant l’auteur ne tombe dans le sordide ou dans le glauque. Choquante, la réalité l’est, mais les mots réussissent à la cerner sans complaisance ni voyeurisme. De ce qui s’est précisément passé ce jour-là, le lecteur ne saura pas les détails, pas plus que les proches d’A., dont seule la grand-mère perçoit dans le regard la fin de la candeur.
Pas de narrateur omniscient cette fois-ci pour nous sortir par instants de l’histoire, nous alléger un peu le cœur. C’est par la voix de l’enfant devenu un adulte vacillant que nous découvrons le dilemme : une fois le criminel reconnu, que faire ? Mais au-delà d’un éventuel suspens qui n’est pas vraiment le propos du livre, l’auteur réussit la prouesse de faire de la situation hors du commun de son personnage un cheminement universel. Pour avancer, devenir adulte, accepter de prendre des décisions face aux événements que la vie place sur notre chemin, il faut solder les comptes de l’enfance. Pour A., les comptes se règlent en partie par les contes, ceux qu’il écrit pour les enfants, où les monstres ne font plus peur. Pour celui qui, petit, n’a pas eu les mots pour le dire et à qui aucun adulte n’a su exprimer ce qu’il aurait fallu pour aider à surmonter le traumatisme, c’est par l’écriture que les décisions se prennent et que les actes se font. Soigner les maux par les mots, le thème n’est certes pas nouveau mais aura rarement été exploité avec autant de finesse, d’intelligence et de pudeur.
Moi qui ne pleure qu’au cinéma ou presque, j’ai pourtant écrasé une larme dans ma rame de métro en atteignant cette vérité pas si provisoire, en tout cas universelle, vers la fin du récit : « Accidents de voiture, chats perdus, et puis tout, tout le reste : pour nous, les humains, c’est déjà une prouesse de nous porter tout seuls, et de nous porter bien. »
Trois questions à… Arnaud Dudek
Arnaud Dudek est toujours aussi accessible sur les réseaux sociaux et s’est prêté très gentiment au jeu des 3 questions, une fois encore.
- Après Les vérités provisoires, qui traitait d’une disparition, vous revenez avec un sujet de faits divers, et toujours la question « comment vivre après ». Comment vous est venu ce sujet cette fois-ci ?
Il y a un peu plus de trois ans, alors que ma femme était enceinte, un homme armé a enlevé, séquestré et violé une fillette d’une dizaine d’années, avant de l’abandonner sur le bord de la route. Une histoire abominable, vraiment. Le futur père que j’étais s’est demandé comment il réagirait si cela arrivait à son enfant, mais aussi comment un enfant pouvait se relever après cela – voire s’il pouvait y avoir un « après ». Le futur père a ressenti le besoin d’en faire une histoire – pour conjurer le mauvais sort, peut-être ; imaginer le pire, afin qu’il ne se produise pas. J’ai pris quelques notes, j’ai écrit quelques pages, une histoire à la troisième personne qui faisait varier les points de vue (le bourreau, la victime, le père de la victime). Mais ce début n’était clairement pas satisfaisant, je ne parvenais pas à incarner mes personnages ; j’ai donc rangé mes notes, et je suis passé à un autre projet d’écriture. En octobre dernier, alors que l’autre projet patinait à son tour, je me suis replongé dans mes notes ; la lumière est apparue.
La « (sur)vie d’après », oui, c’est l’un des fils rouges de mes romans, vous visez juste. Mais le narrateur de Tant bien que mal n’est pas une victime collatérale, comme le Martin de Rester sage ou le Jules des Vérités provisoires. Il est l’épicentre du drame.
- Contrairement à vos livres précédents, cette fois pas de narrateur omniscient qui nous rappelle que nous sommes dans une fiction. Qu’est-ce qui vous a poussé à passer au je ?
La lumière c’était ce « je », justement. Imaginez un réalisateur qui dispose d’un bon scénario ; il fait passer des castings à plusieurs comédiens mais cela ne fonctionne pas, c’est toujours trop ceci ou pas assez cela. Jusqu’à ce qu’il se rende compte que ce qu’il cherche, il ne le trouvera pas, et que ce rôle il faut, d’une certaine manière, qu’il le porte lui-même… Pour Tant bien que mal, je devais absolument me passer d’effets ; il fallait être « brut », ne s’accorder aucune fioriture, aucun mot de trop. À partir du moment où j’ai trouvé la voix qui porterait le roman, où ce « je » s’est imposé, tout le reste a suivi. L’enfant de sept ans raconté par l’homme de trente. Une narration fragmentée. Des chapitres squelettiques. Des espaces blancs, pour que le lecteur reprenne son souffle…
Pour que mon narrateur se tienne droit, il a aussi fallu que je lui donne un peu de moi ; mais cela reste un roman, ce « je » reste un autre.
- Lors de notre précédente interview, vous disiez que la détective des Vérités provisoires reviendrait dans votre prochain livre mais je ne l’ai pas trouvée dans celui-ci. Qu’est-il advenu de ce texte ?
Cela fait partie des (trois) « projets en cours », mais ce n’est pas le plus mature…
Un grand merci à Arnaud Dudek d’avoir partagé avec nous un peu des secrets de la création de son livre.