Alors qu’il se rend à un partiel d’anglais, le narrateur ne se doute pas qu’il va rencontrer la femme de sa vie. Elle est là, près de lui sur un banc de la Sorbonne, et le surprend en pleine tricherie. Il l’aide en cachette, puis ils vont boire un verre. C’est le début d’une histoire mystérieuse et évidente, la rencontre de deux esprits encombrés de leurs corps.
« Toute vie est soumise aux lois de l’attraction. » C’est cette thèse, énoncée dès la première page du livre, que synthétise le titre de ce bref roman de Jean-Marc Parisis. Le narrateur, dont nous ne saurons jamais le nom, est attiré par Ava comme la Terre par le Soleil. Dès leur rencontre, il est « en orbite » autour d’elle, et ne parviendra jamais à recouvrer sa liberté. Mais au-delà de cette image très bien trouvée de l’amour magnétique, ce petit roman où il ne se passe somme toute pas grand chose est pourtant d’une densité impressionnante.
Ce qui frappe peut-être en premier, c’est la célébration de la femme aimée. Comme dans les blasons du Moyen Âge, il s’agit d’une ode à la Dame, la seule l’unique. L’hyperbole est pleinement assumée : Ava n’est pas un être parmi d’autres, elle est supérieure à tous, surhumaine. Intelligente, subtile, créative, spirituelle, elle semble avoir tous les dons du ciel, comme une muse ou une divinité. Rares sont de nos jours les déclarations aussi emphatiques qui osent affirmer un amour entier, durable et absolu.
Mais l’histoire s’inscrit dans un contexte, qui participe de cet amour hors normes. Nous voyageons ici à travers les âges pour revenir vingt-cinq ans en arrière, sur les bancs de la Sorbonne, dans le Paris bohème et littéraire des élites décomplexées. Là, on séduisait en parlant de Francis Ponge ou en se donnant des airs de détective privé. On prenait le temps de se connaître – un an avant de passer une nuit ensemble, ce qui semble tout à fait impensable aujourd’hui. La réflexion sur le temps, qui semble suspendre son vol tant qu’on vit auprès de l’aimé, aboutit à un éloge de la lenteur. Loin de l’urgence du désir, les deux jeunes gens ont passé leur vie à savourer des instants sans se préoccuper de la veille ni du lendemain, réunis dans un présent éternel. Ainsi, pas besoin de grandes déclarations impliquant un engagement : « on se foutait la paix avec l’amour. Je me demande même si l’on savait qu’on s’aimait. »
C’est une relation idéale qui nous est contée, un amour fou, et pourtant bien sage. Idéale, l’histoire l’est au sens platonicien : les tourtereaux semblent vivre dans le monde des Idées, celui d’une communion des esprits, mais non des corps. Leur relation fusionnelle apparaît avant tout fraternelle. Si la mention d’une « séparation de corps » donne à penser que l’union charnelle a bien eu lieu dans leurs premières années, celle-ci n’est jamais évoquée directement tant elle se révèle secondaire pour ce couple atypique. Ava se désincarne de plus en plus, éprouvant une « hantise du corps » qui déteint sur le narrateur, qui considère ses propres pulsions passagères comme « vulgaires », et affirme que « la désirer c’était la salir ».
Mais « la vie était un corps », et le corps négligé se venge. Alors qu’elle a toujours cherché à fuir vers les sphères éthérées, Ava est ramenée à la concrétude du réel par la maladie, la souffrance, puis la mort. Cette disparition laisse le narrateur perdu, et plein de doutes. L’histoire était-elle si parfaite, si réussie qu’ils ont voulu se le faire croire ? On pourrait aussi bien y lire la tentative de deux inadaptés de faire front ensemble face à un monde qui les dépasse. Mais leur union spirituelle aboutit à un constat d’échec. Du côté d’Ava, d’abord, qui, bien qu’elle ait toujours renié les nécessités corporelles, semble avoir souffert de l’éloignement physique de son compagnon à qui elle finit par assener « tu ne me donnes plus rien ». Celui-ci n’est pas épargné par un sentiment de gâchis, lorsqu’il constate : « Après ma première vie avec Ava, notre séparation de corps, je n’ai jamais connu la joie ni le repos durablement. »
Faut-il perdre l’autre pour se rendre compte de la place qu’il a joué dans sa vie ? Sans doute, même si les pages sur le deuil et la période qui s’ensuit pour le narrateur sont à mes yeux nettement moins réussies, plus floues. L’auteur se disperse à nous raconter un retour sur les lieux de l’enfance sans grand rapport avec le sujet du roman. On note toutefois une très belle phrase qui caractérise à merveille cette relation polarisante : « Ce que je sais d’elle aujourd’hui ne me sert plus à rien et ce qu’elle savait de moi va me manquer ». Sans Ava, le narrateur a perdu la boussole.
C’est certes un très beau livre que nous offre Jean-Marc Parisis. Sublimation d’une relation amoureuse peu ordinaire, le roman propose aussi une réflexion profonde sur le temps et une leçon de vie : « se battre contre les jours, ne pas les voir passer » qui résonne pour moi comme un écho à cette citation d’Alain qui m’est chère : « mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre ». Une fois le livre refermé, il reste pourtant un double sentiment d’imposture. L’évocation fervente de l’aimée ne parvient pas à effacer l’impression que le couple a échoué à vivre pleinement le bonheur qui s’offrait à lui. Surtout, et c’est peut-être en cela qu’il faut saluer le talent de Jean-Marc Parisis, on a tellement cru à l’histoire que nous raconte ce narrateur interne sans identité, qu’on a du mal à accepter qu’il s’agit d’une fiction et non pas d’un témoignage. On aurait voulu que l’histoire soit vraie, qu’Ava ait réellement existé.